1982: Prix de monopoles et surprofits PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Administrator   
Dimanche, 07 Juillet 2019 18:50

Prix de monopoles et surprofits

Vincent LAURE VAN BAMBEKE

Avant-propos (2014):

 

En ce début du XXIe siècle le monde économique est dominé par les firmes transnationales. Au début des années 1980, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), comptait environ 7 000 multinationales. En 2002 elles étaient 64 000, contrôlant 870 000 filiales, employant 54 millions de personnes et représentant 70 % des flux commerciaux mondiaux. Certaines firmes sont désormais considérées comme étant comparables à des États. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 1999, financièrement, le chiffre d'affaires la firme américaine Ford équivalait le PIB de la Norvège, et celui des japonaises Mitsui et Mitsubishi respectivement à celui de l'Arabie saoudite et de la Pologne. À cette époque, sur les 100 premiers acteurs économiques mondiaux, 55 étaient des multinationales. À l'heure actuelle (2009), on recense environ 80 000 multinationales dans le monde, issues essentiellement des pays occidentaux : parmi les 100 premières mondiales, on en trouve 19 originaires des États-Unis, 15 du Royaume-Uni, 14 de France, 12 d'Allemagne et 10 du Japon. Les firmes transnationales réalisaient en 2008, selon la CNUCED, 11 % du PIB mondial, 35 % du commerce mondial et emploient 82 millions de personnes. Dans ces conditions, leur poids économique considérable, sinon prépondérant, en fait un groupe de pression incontournable qui réduit d'autant la puissance des États, voire des institutions internationales, au point de mettre en cause la démocratie.

Le droit de la concurrence (le droit antitrust aux États-Unis) interdit les ententes illicites ou restrictives, c'est-à-dire tout accord entre firmes, toute décision d'association d'entreprises et toute pratique concertée qui a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché mais, force est de constater qu'il a été inopérant pour enrayer la croissance du poids économique des « monopoles » et leur mutation en firmes transnationales ;

L'histoire des « monopoles » a débuté à la fin du XIXe siècle. Une périodisation de cette période historique est la suivante1 :
1 Années 1860-1880 : point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons à peine perceptibles.
2 Après la crise de 1873, période de large développement des cartels ; cependant ils ne sont encore que l'exception. Ils manquent encore de stabilité. Ils ont encore un caractère passager.
3 Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s'est transformé en impérialisme.
4 1914-1918 : première guerre mondiale

Les cartels, les trusts, les entreprises qui passent des ententes s'accordent sur les conditions de vente, les échéances, etc. Ils se répartissent les débouchés et déterminent la quantité des produits à fabriquer. Ils fixent les prix et   partagent les bénéfices entre les diverses firmes.

La théorie de la valeur-travail peut-elle rendre compte des « prix de monopoles » ? Par « monopoles » nous entendons ici toutes les formes de concurrences imparfaites que les auteurs académiques appellent "monopole" et qu'ils analysent exclusivement au niveau du marché : le monopole est une situation où il n'existe qu'un seul vendeur éventuellement nous pouvons avoir la situation inverse que l'on nomme monopsone et qui correspond à un seul acheteur.
Nous proposons ici une conception générique de la notion de monopole qui comprend évidemment les situations évoquées ci-dessus dans lesquelles il n'y a qu'un seul vendeur ou un seul acheteur mais aussi les situations où il n'y a qu'un seul producteur, un seul investisseur, un seul capital, etc. Où quelques vendeurs ou acheteurs, quelques producteurs, quelques bailleurs de fonds, etc., regroupés sous formes de trusts, cartels, ententes, etc., formelles ou tacites.

Dans ce texte nous proposons une analyse des prix de « monopoles » à partir de la valeur et de la définition des différentes formes de surprofit (à savoir le surprofit extra, le surprofit relatif et le surprofit absolu).

Il a été publié une première fois aux Presses Universitaires de LYON, dans un ouvrage collectif, sous le titre « Valeur et prix » en 1982.
Nous le reproduisons ici sans grandes modifications si ce n'est quelques corrections de formes ou de style.
Les phrases ou mots ajoutés ont été mis en crochets : [..].

Décembre 2014.

 

Table des matières

1 - L'ARTICULATION DES CONCEPTS   

1.1 LA VALEUR DE MARCHÉ   
1.1.1. Le procès de transformation des valeurs individuelles en valeur de marché   
1.1.2. Le besoin social "conditionne" la valeur de marché.   
1.1.3 La seconde « détermination » de la valeur de marché.   
1.1.4 La tendance à la disparition des écarts entre valeur de marché et prix de marché.   

1.2 LE PRIX DE PRODUCTION DE MARCHÉ   

2 LES DIFFÉRENTES FORMES DE SURPROFIT   

2.1 Les écarts entre prix de production de marché et prix de marché : le surprofit fortuit   
2.2. Les écarts entre prix de production de marché et prix de production individuel : le surprofit différentiel  
2.3. Les écarts entre prix de production et prix de production de marché : le surprofit absolu   

3 – LES DIFFÉRENTES FORMES DE SURPROFIT ET DE MONOPOLES   

3.1. Les monopoles éphémères et le surprofit fortuit.   
3.2. Les monopoles simples et le surprofit différentiel  
3.3. Les monopoles complexes et le surprofit absolu.   
331 Le surprofit absolu en agriculture, la rente absolue   
332 Le surprofit absolu dans l'industrie, le monopole absolu   

4 – CONCLUSION : LA FORME PRIX AU STADE DES MONOPOLES  



Prix de monopoles et surprofits

Vincent LAURE VAN BAMBEKE




Ce texte est une version modifiée d'une partie de notre thèse de troisième cycle (Analyse, épistémologie, Histoire des systèmes productifs) soutenue à l'Université LYON II-Lumière en janvier I979.

L'objet de notre travail n'a pas été une étude des très nombreuses théories de la valeur ou de la formation des prix. Il fut restreint à la recherche d'une explication rationnelle de la formation des "prix de monopoles".

Aborder aujourd'hui [en 1982] le problème de la formation des prix, c'est poser le problème de l'action des « formations monopolistes », des « groupes industriels et financiers » dans les différentes branches et les différents marchés i.
Notre problématique repose en outre sur une hypothèse de travail que nous ne justifierons pas ici, celle de la validité de l'analyse classique de la valeur que MARX développe (essentiellement dans Le Capital). Elle se situe dans le prolongement des résultats théoriques qu'il établit sur la valeur et les prix. Donnons quelques précisions.

Dans une lettre du 30 avril 1868ii MARX résume la "méthode de développement du taux de profit (..) dans ses traits les plus généraux". Après un exposé, dans le livre I du Capital, sur le développement de la production capitaliste "en soi", il aborde, dans le livre II, l'analyse du procès de circulation du capital et, dans le livre III, la transformation de la plus-value en ses différentes formes. Sa méthode, dans une démarche qui de l'abstrait s'élève au concret, consiste à expliquer le mouvement apparent des formes phénoménales à partir des rapports internes des phénomènes.
Notre propre démarche qui a pour objet l'étude des formes de surprofit et les prix de monopoles s'inscrit dans le prolongement de ce cadre en tenant compte néanmoins de la réalité qui a fortement évolué depuis le XIXe siècle. Notamment la forme phénoménale de la valeur est indéniablement devenue le “prix de monopoles” et donc toute réflexion non spéculative sur le concept de valeur doit avoir, en dernière instance, pour but d'expliquer cette forme en tenant compte que l'essence du capitalisme est restée la même : l'exploitation de la force de travail.
Au niveau méthodologique nous empruntons à MARX la dialectique des concepts, en tant reflet du mouvement réel. Elle fournit un cadre conceptuel ouvert aux études de la réalité contemporaine, comme a pu le souligner par exemple BOCCARA iii.

Notre plan est le suivant. Nous présentons dans une première partie l'articulation des concepts « valeur de marché » et « prix de marché », « prix de production » et « prix de production de marché » élaborés par MARX dans le livre III du Capital et souvent négligés par les économistes qui généralement ne retiennent que les notions de « valeur » et de « prix de production » (et le fameux problème de la transformation).
Dans une seconde partie nous présentons les différentes formes de surprofits.
Dans une troisième partie, nous entreprenons une présentation des différentes formes de surprofit à partir de quelques exemples de « monopoles » tirés de l'histoire économique de la France à la fin du XIXe siècle.

Enfin dans une quatrième partie, nous proposons une définition du prix de monopoles en tant que forme prix dominante au stade actuel du développement du mode de production capitaliste.

 

 

1 - L'ARTICULATION DES CONCEPTS

Dans cette première partie nous présentons les notions qui nous semblent indispensables à la compréhension des formes de surprofits et des prix de monopoles. Il s'agit principalement des concepts de « valeur de marché » et de « prix de production de marché ».

Autant les notions de "valeur" et de “prix de production” ont été l'objet d'une littérature particulièrement abondante autant ces deux concepts sont négligés.
La méthode adoptée par MARX dans le Capital peut être qualifiée d'approximation successive. Il définit tout d'abord la valeur en général comme la somme des éléments qui compose le prix d'un objet : une partie de la valeur des moyens de production utilisés, les matières premières et le travail humain. Puis il prend en considération le profit et la différenciation entre la quantité de travail apporté et la partie payée au travailleur direct (le salaire) : l'argent s'est transformé en capital. Enfin il tient compte de la tendance à l'égalisation des taux de profit entre les branches : la valeur précédemment définie se transforme en prix de production.

Nous examinons tout d'abord le concept de valeur de marché tel qu'il apparaît dans le Livre III du Capital, à partir de sa double évaluation (agrégation à partir des « valeurs individuelles » et détermination à partir du « besoin social »). Ensuite nous examinons les écarts aléatoires entre la valeur de marché et les prix de marché et la tendance à leur disparition. Enfin, nous exposons les concepts de « prix de production » et de « prix de production de marché », les possibilités d'écarts et la tendance à leur disparition.



1.1 LA VALEUR DE MARCHÉ

Alors que l'analyse de la valeur, que nous ne reprendrons pas ici, du livre premier du Capital se situe au niveau abstrait de la « production marchande simple »iv, l'analyse de la valeur totale de la « marchandise capital »v à partir de la somme de ses éléments (capital constant, capital variable et plus-value) nous place au niveau de l'analyse du mode de production capitaliste.
L'étude du concept de valeur de marché se situe à ce niveau d'abstraction.
La force de travail est devenue une marchandise mais les prix de production ne se sont pas encore substitués aux valeurs car il est encore fait abstraction de la concurrence entre les capitauxvi.

Le concept de valeur de marché doit être appréhendé dans sa double appréciation : détermination à partir des valeurs individuelles dans une branche et évaluation en fonction de la mesure du besoin social.
MARX présente les choses de la façon suivante : « Pour que des marchandises d'une même sphère de production, de même espèce et à peu près de même qualité puissent être vendues à leur valeur, deux choses sont nécessaires : primo ; les diverses valeurs individuelles doivent être égalisées pour ne faire qu'une valeur sociale : la valeur de marché (..),secundo, dire que la marchandise possède une valeur d'usage signifie seulement qu'elle pourvoit à un quelconque besoin social (...). Il est maintenant indispensable de prendre en considération la mesure, c’est-à-dire la quantité de ce besoin social »vii.

Bien qu'il n'y ait pas de décalage chronologique entre ces deux déterminations et qu'elles se confondent en un procès unique, nous les exposerons séparément et successivement.

1.1.1. Le procès de transformation des valeurs individuelles en valeur de marché


Afin que les marchandises de même espèce se vendent à leur valeur plusieurs conditions sont nécessaires :
1. tous les producteurs de la branche doivent être en concurrence sur le marché,
2. cette espèce de marchandise doit satisfaire un besoin social, il s'agit ici d'une condition qualitative,
3. ce besoin social doit être satisfait dans toute son ampleur ni, plus ni moins. La masse de marchandises offerte par les producteurs doit être égale à la quantité requise par le besoin social.
Tels sont les points que MARX expose dans le passage suivant :

« Une concurrence parmi les producteurs d'une même espèce marchandise est nécessaire, ainsi que l'existence d'un marché ou ils offrent tous ensemble leurs marchandises. Afin que le prix de marché de marchandises identiques, mais dont chacune serait produite dans des conditions individuelles de nuance différente, correspond à la valeur de marché et s'en écarte ni par excès ni par défaut, il est nécessaire que la pression exercée les uns sur les autres par les divers vendeurs soit assez forte pour jeter sur le marché juste la quantité de marchandise requise par le besoin social, c'est-à-dire par la quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché »viii.

Provisoirement, nous admettrons que ces conditions sont réalisées. En d'autres mots, nous considérons que la masse des marchandises produites dans une branche est constante et donnée et que cette quantité de produits correspond au besoin social.

Bien qu'il n'y ait pas de décalage chronologique entre ces deux déterminations et qu'elles se confondent en un procès unique, nous les exposerons séparément et successivement.

Mais dans une branche il peut exister des différences dans les conditions de production ainsi qu'une répartition inégale de la masse produite entre les producteurs. Trois cas sont alors à envisager :

- En première approximation la valeur de marché apparaît comme la moyenne des valeurs individuelles des marchandises produites dans la branche ou la valeur individuelle de la marchandise produite dans les conditions moyennes.

« Il faut considérer, note MARX, la valeur de marché, d'une part comme la valeur des marchandises moyenne produites dans une sphère, d'autre part comme la valeur individuelle des marchandises produites aux conditions moyennes de la sphère et qui constituent la grande masse de ses produits »x.

Cette définition nous semble correcte dans le cas précis où les quantités produites dans des conditions différentes se compensent deux à deux. Cette première détermination de la valeur de marché correspond à une vision statique de la réalité économique.

Lorsque les quantités de marchandises produites dans des conditions différentes ne sont plus égales et ne se compensent plus deux à deux, la valeur de marché, dit MARX, est déterminée par les conditions de production de la « grande masse » des marchandises.

— Si « la fraction des marchandises produites dans de mauvaises conditions (est) relativement importante par rapport à la moyenne et à l'autre extrême : c'est cette fraction qui fixe alors la valeur de marché ou la valeur sociale »xi.


Le troisième cas correspond à une situation inverse du précédent, si « la masse des marchandises produites dans les conditions supérieures à la moyenne dépasse de loin celle produite dans les conditions inférieures et représente même une grandeur importante par rapport à la masse de marchandises produites dans les conditions moyennes »xii.

C'est alors cette quantité qui règle la valeur de marché. Mais ajoute MARX : « la valeur de marché ne coïncidera jamais avec cette valeur individuelle des marchandises produites dans les meilleures conditions à moins que l'offre ne l'emporte de beaucoup sur la demande »xiii.

Ces réflexions de MARX ne sont pas des plus précises. Mais il en ressort néanmoins qu'il n'est pas entièrement faux de considérer comme approximation de la valeur de marché la moyenne des valeurs individuelles des marchandises pondérées par le « poids » de chacun des lots de marchandises produites dans les différentes conditions de production. Telle semble être la première détermination de la valeur de marché.

Considérons maintenant la seconde.

1.1.2. Le besoin social "conditionne" la valeur de marché.

La seconde détermination de la valeur de marché fait appel au concept de besoin social, c'est-à-dire la valeur d'usage à l'échelle sociale. Définissons cette notion.
Pour les auteurs académiques, un besoin est essentiellement subjectif. C'est une notion souvent indifférenciée de celle des désirs des individus. Les besoins sont qui naissent esprits alors considérés comme illimités et incommensurables. Mais si l‘économiste décrit cette notion subjective avec force détails, il ne prend en compte dans la suite de ses analyses que le besoin solvable, c'est-à-dire celui auquel correspond un pouvoir monétaire pour satisfaire.

Bien différent est le concept de besoin social. En effet les besoins ne se forment pas dans la conscience de l'individu isolé. Les hommes sont conditionnés par la société dans laquelle ils vivent, par le milieu socio-économique auquel ils appartiennent.
La place qu'ils occupent dans le procès de production détermine leurs besoins et leurs désirs. L'économiste ne le reconnaît-il pas partiellement lorsqu'il envisage le besoin solvable lequel évidemment dépend du revenu et ce dernier de la fonction sociale occupée ? Ce sont
en dernière instance les rapports de production qui déterminent les besoins sociaux : « Le besoin social, ce qui le règle principe demande, est essentiellement conditionné par les rapports des différentes classes entre elles et par leur position économique respective »xiv.
En poussant plus loin l'analyse, les rapports de production et les classes sociales qui leur sont liées, sont déterminés par la structure économique spécifique qui possède ses propres lois d'évolution et de conservation. Tout système économique pour durer doit reproduire ses fondements.
Aussi, en dernière instance, le besoin social est-il déterminé par les exigences de la reproduction, non seulement techniques mais aussi sociales. Le besoin social est la résurgence de la valeur d'usage à l'échelle sociale. Tant que l'on considère des producteurs isolés, il est suffisant de dire doit un besoin être utile, c'est-à-dire satisfaire social ou encore être qu'une marchandise pour être produite une valeur d'usage.
La valeur d'usage s'impose ici comme une condition nécessaire qualitative. Il n'en est plus de même, note MARX, lorsque l'on raisonne à l'échelle sociale :

« Aussi longtemps que nous nous sommes bornés à traiter des marchandises isolées, nous avons pu supposer que le besoin social de ces marchandises existait, sans nous arrêter à l'importance du besoin à satisfaire. Mais cette importance devient un point essentiel dès que le produit de toute une branche se trouve confronté avec le besoin social. Il est maintenant indispensable de prendre en considération la mesure, c'est-à-dire la quantité de ce besoin social »xv.

Le besoin social est déterminant pour établir la répartition du temps de travail social entre les différentes branches de production, il fixe la quantité de travail socialement nécessaire pour la production de chaque espèce de marchandises dans ses limites quantitatives. Et, poursuit, MARX « Cette limite quantitative des fractions de temps de travail social utilisables dans les différentes sphères de production particulières n'est qu'une expression plus développée de la loi générale de la valeur ; bien que le temps de travail nécessaire prenne ici un sens différent. Il en faut une telle quantité pour satisfaire le besoin social. C'est la valeur d'usage qui détermine ici sa limitation. Dans les conditions de productions données, la société peut seulement consacrer tant de son temps de travail global à cette espèce particulière de produit »xvi.
Cette « expression plus développée de la loi générale de la valeur » mérite d'être soulignée. Nous avons, en un sens, un renversement dans la détermination de la valeur de marché : « ..s'agit toujours de la même loi, qui se vérifie déjà pour la marchandise isolée : sa valeur d'usage conditionne sa valeur d'échange et, par conséquent, sa valeur » xvii.

Ce que nous voudrions souligner ici c'est que MARX distingue (pas toujours très clairement il est vrai) d'une part une masse de marchandises qui correspond au volume du besoin social pour chaque espèce de marchandises et d'autre part l'offre et la demande qu'il qualifie de « normales » lorsqu'elles sont quantitativement égales à la masse de marchandise qui correspond au besoin social. Ce cas correspond à une répartition du temps de travail social « proportionné », alors « les produits des différents groupes sont vendus à leurs valeurs (...) ou en tout cas à des prix qui sont obtenus à partir de ces valeurs (...) sous l'effet de lois générales »xviii. Ainsi, selon MARX, tant qu'il y a équivalence entre la masse requise pour satisfaire pleinement le besoin social, d'une part, l'offre et la demande, d'autre part, les marchandises sont vendues à la valeur de marché indissociée du prix de marché.

Qu'advient-il lorsqu'il n'y a plus égalité entre ces trois termes ?

Des distorsions entre l'offre et le volume du besoin social induisent une nouvelle détermination de la valeur de marché tandis que des écarts entre l'offre et la demande provoquent des fluctuations du prix de marché autour de la valeur de marché. Examinons chacun de ces deux points.

1.1.3 La seconde « détermination » de la valeur de marché.


Qu'advient-il si la répartition effective du temps de travail social n'est pas en correspondance avec la répartition telle qu'elle serait déterminée par le besoin social ? Une partie du temps de travail consacrée à la production de certaines marchandises n'est pas reconnue comme travail social, répond MARX, car note-t-il « si cette proportion n'est pas respectée, la valeur de la marchandise, donc également la plus-value qu'elle contient, ne pourront pas se réaliser2 » xix. Deux cas sont à envisager.
Tout d'abord, si la production d'une marchandise quelconque est trop importante proportionnellement à la satisfaction du besoin social, « trop de travail social est dépensé dans cette branche particulière ; c'est-à-dire qu'une partie du produit est sans utilité"xx. La totalité des produits « se vendra donc seulement comme s'ils avaient été produits dans la proportion nécessaire »xxi. Par ailleurs MARX expose ce cas tout aussi clairement : « Si la production de cette marchandise dépasse la mesure du besoin social, une partie du temps de travail se trouve gaspillée ; sur le marché, la masse de marchandises représente alors une quantité de travail social très inférieure à celle qu'elle contient effectivement(…). C'est pourquoi ces marchandises doivent être vendues au-dessous de leur valeur de marché ; il se peut qu'une certaine fraction devienne invendable xxii.

Dans ce passage, lorsque MARX note « ces marchandises doivent être vendues au-dessous de leur valeur de marché », il s'agit bien évidemment de la valeur de marché dans sa première détermination et de la valeur de marché des marchandises individuelles et non d’une valeur globale pour la masse des marchandises, une partie des marchandises pouvant être invendable. La valeur de marché dans première sa détermination entre ici en contradiction avec la valeur de marché dans sa seconde détermination. La somme des valeurs de marché des marchandises individuelles (première détermination) n'est plus égale à la valeur de marché de la masse de marchandises considérée comme un tout face au besoin social (deuxième détermination). Une partie du travail effectué pour produire ces marchandises se trouve gaspillée. C'est le cas notamment lorsque, dans une branche, la suraccumulation du capital est importante. Autrement dit, le besoin social détermine la valeur de marché de la masse d'une catégorie de marchandises. Si l'on divisait cette valeur globale de par le nombre de marchandises produites, on obtiendrait une valeur de marché moyenne. Mais cette « valeur de marché moyenne » (seconde détermination) peut ne pas correspondre à la valeur de marché de chaque marchandise individuelle.
Elle correspondra dans certains cas particuliers lorsque l'offre correspond spontanément au volume du besoin social ou lorsque, en situation de suraccumulation, les capitalistes, au lieu de s'opposer dans la concurrence, forment des ententes.
Nous venons d'examiner le premier cas de non-proportionnalité, celui où l'offre est trop importante par rapport au volume du besoin social et pour lequel, précise MARX, « la marchandise produite dans les meilleures conditions (...) règle la valeur (de marché) »xxiii.

Examinons maintenant le cas inverse.

"L'inverse, signale MARX, se produit quand le volume du travail social utilisé pour la production d'une catégorie de marchandises donnée est trop faible pour le volume du besoin social particulier que ce produit doit satisfaire"xxiv.

Si la production d'une marchandise quelconque est insuffisante proportionnellement au volume du besoin social cela signifie qu'une partie insuffisante du travail social a été employée à la production de cette espèce de marchandises. Malgré cela la totalité de ces marchandises se vendra comme si elles avaient été produites dans la proportion nécessaire. Le temps de travail effectif se trouve ainsi survalorisé car sur le marché la masse des marchandises représente une quantité de travail social supérieure à celle qu'elle contient réellement. La « valeur de marché moyenne » de chaque marchandise, déterminée par le volume du besoin social (deuxième détermination) n'est plus, ici aussi, équivalente à la moyenne des valeurs individuelles (première détermination). Les deux déterminations de la valeur de marché entrent, ici aussi, en contradiction. Dans ce cas, précise MARX, c'est-à-dire « lorsque la quantité (produite) est insuffisante, c'est toujours la marchandise produite dans les plus mauvaises conditions qui règle la valeur de marché »xxv.

Nous avons présenté les deux processus de détermination de la valeur de marché de façon séparée et successive. Cette présentation répond à un souci didactique mais ne correspond pas exactement à la réalité : le procès de détermination de la valeur de marché est unique. Les contradictions entre ce que nous avons exposé comme deux processus séparés et qui donnent naissance à des écarts entre les deux déterminations de la valeur de marché, sont en fait l'extériorisation de la contradiction fondamentale inhérente et interne à la marchandise entre valeur d'usage et valeur. Aussi, tout au plus pouvons-nous parler d'un double processus de détermination de la valeur de marché, ou de façon plus exacte d'un processus contradictoire détermination.

Dans tout ce qui précède, nous avons assimilé le volume des besoins sociaux à la demande qualifiée de « normale ». Cette hypothèse, posée par MARX, de l'équivalence entre le volume du besoin social et de la demande introduit une confusion. MARX lui-même dans certains passages parle de nouvelle détermination de la valeur de marché puis pour exprimer, semble-t-il, la même idée d'écarts entre valeur de marché et prix de marchéxxvi. Cette hypothèse ne permet pas de dissocier clairement les écarts entre le prix de marché et la valeur de marché des contradictions entre les deux déterminations de la valeur de marché : d'une part le procès de transformation des valeurs individuelles en valeur de marché et, d'autre part, la détermination de la valeur de marché par le besoin social.

1.1.4 La tendance à la disparition des écarts entre valeur de marché et prix de marché.

Jusqu'à présent, nous avons opposé et confronté le volume du besoin social avec la quantité produite d'une espèce de marchandises. Nous allons maintenant envisager les rapports de l'offre et de la demande.
Posons dans un premier temps que l'offre et la demande déterminent le prix de marché xxvii lequel dans son acception la plus courante est « le prix effectivement constaté sur tel ou tel marché, à tel ou tel moment » xxviii. Mais, souligne MARX, cette détermination n'est pas simple : « Détermination du prix par l'offre et de la demande et aussi détermination de l'offre et de la demande par les prix : aussi de l'offre les prix : à cette confusion s'ajoute que la demande détermine à tour l'offre son et inversement l'offre la demande ; la production détermine le marché et le marché la production » xxix.
La demande, terme que nous avions jusqu'ici négligé, est selon MARX, « le besoin en marchandises représenté sur le marché » xxx et, fait caractéristique, « la détermination quantitative de ce besoin est éminemment élastique et fluctuante ». Sa fixité n'est qu'apparente xxxi. La demande « forme d'apparition, précise J. H. JACOT, (qualitative et quantitative) que revêt le besoin social »xxxii- varie principalement en fonction du prix de marché en ce qui concerne les biens salariaux et en fonction de la production de plus-value en ce qui concerne la consommation des moyens de production.
La demande doit être clairement distinguée du « besoin social effectif » dont il a été question précédemment. Elle est sa représentation sur le marché. Le besoin social effectif « renvoie à la reproduction purement abstraite des rapports sociaux de production, (la demande ou encore besoin social solvable) à la forme que prend concrètement (et donc aussi contradictoirement) cette reproduction »xxxiii.
Mais alors que précédemment les distorsions dans la détermination contradictoire de la valeur de marché expliquaient sa re-détermination, maintenant les rapports entre l'offre et la demande expliquent les écarts entre prix de marché et la valeur de marché xxxiv. Lorsque la demande est nettement supérieure à l'offre, le prix de marché est supérieur à la valeur de marché et réciproquement xxxv. « Rien n'est plus facile à comprendre, note MARX, que les irrégularités dans l'offre et la demande ainsi que l'écart qui en résulte entre prix de marché et valeur de marché »xxxvi. En fait, ces écarts de par leur caractère éphémère sont relativement insaisissables. En outre la mobilité des capitaux et de la force de travail entre les branches va entraîner leur réduction, voire leur disparition. « Le rapport de l'offre à la demande explique donc : d'une part, les seuls écarts des prix de marché par rapport aux valeurs de marché, d'autre part, la tendance à réduire ces écarts c'est-à-dire la tendance à annuler l'action du rapport entre l'offre et la demande » conclut MARX xxxvii.
Jusqu'à présent, nous avons raisonné dans le cadre de la production marchande simple, nous devons maintenant situer notre analyse au niveau du mode de production capitaliste, c'est-à-dire tenir compte de la tendance à l'égalisation des taux de profits d'une branche à l'autre, c'est-à-dire encore l'établissement des prix de production et des prix de production de marché.


1.2 LE PRIX DE PRODUCTION DE MARCHÉ

Dès que le mode de production capitaliste se généralise à l'ensemble de la production et devient prépondérant, le prix de production prend la place de la valeur de marché et, précise MARX, « ce que nous avons dit de la valeur de marché est aussi valable pour le prix de production »xxxviii .
Pour ne point allonger ce texte, nous ne développerons pas le processus contradictoire de formation des prix de production et des prix de production de marché. En résumé, disons simplement que la concurrence parmi les producteursxxxix, considérée abstraitement xl, est capable d'abord dans une branche « d'établir une valeur et un prix de marché identiques à partir des diverses valeurs individuelles des marchandises. Mais c'est seulement la concurrence des capitaux entre les différentes sphères qui est à l'origine du prix de production, équilibrant les taux de profit entre ces sphères » xli.

Le processus de formation des prix de production de marché n'est pas fondamentalement différent de celui exposé précédemment de la formation de la valeur de marché mais il est plus complexe dans la mesure où interviennent maintenant non seulement la concurrence des producteurs dans une branche, les exigences de la reproduction par l'intermédiaire du besoin social mais aussi la concurrence des capitaux entre les branches.

En outre, la contradiction entre les exigences de la reproduction et la simple détermination du prix de production s'exacerbe car le capitaliste devient totalement indifférent au type de production, à la nature des marchandises fabriquées seul importe le profit qu'il pourra en retirerxlii.
Notons enfin que le prix de production de marché constitue l'axe de gravitation autour duquel fluctuent les prix de marché mus par le rapport de l'offre et de la demande. « Si l'offre et la demande s'équilibrent, note MARX, le prix de marché de la marchandise correspond à son prix de production ; cela veut dire que son prix est alors réglé par les lois internes de la production capitaliste, indépendamment de la concurrence puisque les fluctuations de l'offre et de la demande n'expliquent rien d'autre que les écarts des prix de marché par rapport prix de production, écarts qui se compensent réciproquement, de sorte que pour des périodes assez longues les prix de marché moyens égalent les prix de production »xliii.
Tout au long de ce paragraphe, nous avons supposé que le profit de chaque capitaliste était le profit normal c'est-à-dire celui qui résulte de la péréquation de la plus-value entre les branches. Nous envisageons maintenant au travers de l'articulation purement logique des concepts les cas d'apparition d'un surprofit.


2 LES DIFFÉRENTES FORMES DE SURPROFIT


Lors de l'étude de la détermination contradictoire du prix de production de marché, nous avons admis l'existence dans chaque branche :

• d'une tendance à l'unicité du prix de vente pour une espèce de marchandises,
• d'une tendance à l'uniformisation des conditions de production par la généralisation de toute innovation susceptible d'amener un abaissement des coûts de production,
• d'une tendance à l'égalisation, au moins en moyenne, du prix de marché, conditionné par le rapport de l'offre et de la demande.
• d'une tendance à l'égalisation du prix de production de marché, déterminé par la reproduction, les coûts de production et le taux de profit moyen.

Supposer l'existence d'un surprofit revient à prétendre qu'au moins une de ces conditions n'est pas remplie dans son intégralité. Trois formes principales de surprofit peuvent être distinguées.

2.1 Les écarts entre prix de production de marché et prix de marché : le surprofit fortuit


Ce premier cas revient à poser l'identité des prix de production individuels et du prix de production de marché, et l'existence d'un écart entre ces prix et le prix de marché (cf. schéma p. 15).
En raison d'une conjoncture exceptionnelle, une unité de production peut bénéficier temporairement d'un rapport favorable de l'offre et de la demande et d'un prix de vente nettement supérieur au prix de production de marché en vigueur pour ce type de marchandises.
Dans certaines circonstances plus particulières une telle situation peut être favorable non seulement à une unité de production mais à l'ensemble des capitalistes de la branche. Tous bénéficient donc d'un écart positif entre prix de marché (moyen) et le prix de production de marché.
De tels écarts, dont la tendance à la disparition a déjà été soulignée, permettent l'apparition d'une première forme de surprofit que nous qualifions de surprofit fortuit en raison de leur caractère exceptionnel et éphémère. À ce premier concept est associée la notion de monopole fortuit que MARX définit ainsi : « Nous entendons : par monopole fortuit celui qui naît pour l'acheteur ou le vendeur de la conjoncture occasionnelle de l'offre et de la demande »xliv.

Tel est le premier cas ; examinons maintenant le second.


2.2. Les écarts entre prix de production de marché et prix de production individuel 3 : le surprofit différentiel

Ce deuxième cas est fondé sur l'hypothèse que, une fois sur le marché, les marchandises d'une même espèce ou de qualité comparable sont assimilables les unes aux autres, voire indifférenciables : l'unicité du prix de marché est alors une chose normale. En outre le prix de production de marché est supposé être le seul déterminant du prix de marché au-delà des fluctuations de ce dernier autour de cette référence. Enfin, il est admis que les conditions de production au sein de la branche considérée ne sont pas homogènes.
Selon ces hypothèses, le coût de production d'un producteur particulier peut être sensiblement inférieur au coût moyen social pour cette espèce de marchandises. Ce capitaliste peut alors s'il désire valoriser son capital au taux de profit moyen en vigueur pour l'ensemble de l'économie et définir un « prix production individuel »xlv sensiblement inférieur au prix de production de marché. Le capitaliste est face à une alternative :
• soit il vend ses marchandises à ce prix de production individuel - inférieur au prix moyen - afin d'élargir son influence sur le marché mais alors il renonce à tout surprofit,
• soit il les écoule au prix de production de marché et il bénéficie alors d'un surprofit dont le montant est égal à la différence entre le prix production de marché et le prix de production individuel.
Le prix de production, note MARX, « renferme un surprofit pour ceux qui produisent dans les meilleures conditions dans chaque sphère de production particulière » xlvi.

Ce surprofit est qualifié de normal : « Tout surprofit normal, c'est-à-dire qui n'est produit par d‘heureuses ventes fortuites ou des oscillations du prix de marché, est déterminé par la différence entre le prix individuel de production des marchandises d'un capital particulier et le prix général de production qui règle les prix de marché des marchandises d'un capital particulier et le prix général de production qui règle les prix de marché des marchandises du capital de toute cette sphère de production ou les prix de marché des marchandises du capital total investi dans cette sphère de production »xlvii.

Ce surprofit peut aussi être nommé surprofit différentiel xlviii par analogie à la rente différentielle qui, note MARX, « n'est rien d'autre qu'un aspect de surprofit qui par analogie à la rente différentielle en est la substance »xlix .


Pour que s'établisse un tel surprofit il n'est pas nécessaire que le capitaliste contrôle le marché ou passe des accords avec ses concurrents directs c'est pourquoi l'unité qui le perçoit peut être appelée « monopole simple ».
Un monopole simple est ici un privilège, un avantage de fait ou de droit, fortuit ou permanent, qui permet à l'unité de production, généralement de petite taille d'avoir des coûts de production moindres.

Dans certaines conditions qui seront précisées par la suite, un surprofit peut apparaître même si l'ensemble des producteurs de la branche travaille dans les mêmes conditions et vend ses marchandises à un prix unique.
Nous avons vu que c'était le cas lors de conjonctures exceptionnelles (surprofit fortuit) mais ce n'est pas le seul cas possible. Examinons cette nouvelle éventualité.

2.3. Les écarts entre prix de production et prix de production de marché4 : le surprofit absolu


La détermination contradictoire du prix de production de marché permet dans certaines conditions une survalorisation du travail effectivement dépensé à la production d'une espèce de marchandises. Ce cas se rencontre principalement lorsque la répartition du travail social entre les branches n'est pas conforme aux nécessités du besoin social, c'est-à-dire en fin de compte d'une reproduction sociale équilibrée.
Notamment si l'offre d'une espèce de marchandises est durablement inférieure à la quantité requise au niveau social, que ce soit pour des raisons “naturelles” c'est-à-dire inhérentes au mode de production capitaliste ou que ce soit pour des raisons « artificielles », le travail effectué dans cette branche peut bénéficier d'une survalorisation.
Nous nommons cette forme surprofit absolu par analogie à la rente absolue. Cette forme n'existe qu'à un niveau avancé du développement des forces productives.


Nous appelons les unités de production qui sont à même de s'approprier de tels sur-profits monopoles complexes, notion qui englobe tous les types de monopoles industriels. De tels monopoles se sont développés par le biais d'ententes dont les formes contemporaines les plus développées et connues sont cartel, le trust et le consortium.
Notons en conclusion à ce paragraphe que de tels écarts entre prix de marché, prix de production et prix de production de marché, de même que les surprofits fortuits, différentiels et absolus, et enfin de même que les types de monopoles qui leur correspondent n'existent pas concrètement à l'état pur.
Mais nous pouvons observer dans la réalité des combinaisons plus ou moins simples de ces trois types fondamentaux d'écarts, de surprofits et de monopoles. Le paragraphe suivant apportera quelques illustrations.

3 – LES DIFFÉRENTES FORMES DE SURPROFIT ET DE MONOPOLES

Nous empruntons à l'histoire économique de la France de la fin du XIX ème les exemples de monopoles éphémères, simples ou complexes qui suivent. Cette période est essentiellement caractérisée, au niveau économique, par un renversement du trend de longue période d'évolution des prix et un extraordinaire mouvement de « monopolisation » tant au niveau industriel, bancaire ou financier. L'analyse que nous présentons ici n'a pas pour ambition de retracer l'histoire de ces mouvements mais plus modestement d'illustrer et d'approfondir les développements qui précèdent.
Nous examinons successivement les monopoles éphémères, simples et complexes et les formes de surprofit qui leur correspondent.

3.1. Les monopoles éphémères et le surprofit fortuit.

Nous abordons ici l'étude de monopoles qui sont par essence peu durables mais qui ne se confondent pas avec les situations envisagées précédemment lesquelles résultaient uniquement de conjonctures exceptionnelles.
Nous envisageons ici des cas « d'accaparement » ce que le Larousse commercial de 1930 définissait comme une « accumulation aux mains d'une ou plusieurs personnes d'une même denrée ou d'une même marchandise au-delà de leur approvisionnement normal ».
L'histoire offre de nombreux exemples de telles spéculations et accaparements sur des marchés locaux, régionaux ou même internationaux. Ceux-ci furent très nombreux sur les farines et les blés aux USA, en Angleterre et en Autrichel. Puis au niveau international, sur le sucre, l'argent, le caoutchouc, le diamant i. Ces tentatives sont connues sous le nom de pool ou de corner.


L'accaparement du cuivre de 1888 en France mérite d'être évoqué. Cette tentative française caractérise bien les assez différentes opérations tentées dans ce genre d'entreprise. F. LAURlii  décompose l'histoire de cette spéculation en cinq moments :
1. Messieurs SECRÉTANT et LAUCISSIERE, après avoir fondé la Société industrielle et commerciale des métaux en 1881, déclarent dès 1887, vouloir transférer le marché du cuivre de Londres à Paris et au Havre. Une partie importante du stock disponible à Londres est achetée avec l'aide de puissants financiers (environ 80 % !). Les cours s'envolent.
2. Puis Monsieur SECRÉTANT passe plusieurs contrats (37 au total) d'achat à terme de la production des principales compagnies minières. Il est soutenu dans cette action par un syndicat financier dont le gérant est Comptoir d'Escompte. Il espérait ainsi contrôler la production mondiale de cuivre pendant trois ou quatre années.
3. Afin de limiter la production de minerai, Monsieur SECRÉTANT promet aux producteurs de hausser le cours contre l'engagement de réduire leur production au niveau atteint durant les trois dernières années.

Le contrat prévoit un partage des bénéfices supérieur pour un cours supérieur à 60 livres et des promesses d'achat de tous les stocks des mines si le cours descendait au-dessous de cette limite.
4. Une monopolisation des titres des mines est organisée par le « syndicat des valeurs du cuivre » formé de grandes banques.
5. Malgré la masse considérable des capitaux engagés dans ces opérations, il devint rapidement nécessaire d'émettre auprès du public de nouvelles obligations, à des conditions très favorables.
Cette tentative se solda par un échec. Les cours du cuivre abusivement haut provoquèrent ce que Monsieur DENFERT ROCHEREAU nomma « la multiplication du cuivre », l'apparition de stocks « invisibles ». Lorsque la Russie demanda le retrait des fonds déposés au Comptoir d'Escompte, la faillite devint inévitable. Le directeur suicida. Seule l'intervention de l’État put endiguer les faillites en chaîne qui menaçaient l'ensemble du système bancaire.

L'étude du mouvement des prix du cuivre durant cette périodel iii montre une baisse tendancielle depuis une dizaine d'années environ et une hausse de 176 % entre 1886 et 1888 ! Puis une chute qui ramène brutalement le cours à un niveau inférieur à celui de 1866.
Il est très difficile de faire une évaluation des surprofits encaissés par les auteurs de telles tentatives d'accaparement liv mais leur existence est incontestable. S'ils n'existaient pas pourquoi de telles tentatives seraient-elles si fréquentes ?

Quelle est la nature de tels surprofits ? Telle est la question à laquelle nous allons essayer de répondre. Dans les cas d'accaparements aussi complexes que celui de SECRÉTANT en 1888 la cause des surprofits est fort complexe. Disons en résumé que leur origine première est une restriction de l'offre très en deçà de la demande nécessaire bien que l'échec de cette tentative semble devoir être cherché dans l'incapacité du pool à maintenir le niveau de cette offre durablement en dessous du niveau socialement nécessaire. Ceci explique, à notre avis, le caractère fortuit de tels surprofits et le caractère éphémère de tels monopoles.
De façon plus générale, examinons maintenant les profits fortuits qui résultent des fluctuations de l'offre (avec ou sans rétention spéculative). Nous avons montré qu'en général en mode capitaliste de production, une même espèce de marchandises est vendue à son prix de production de marché. Nous avons souligné alors que ceci n'était vrai qu'en moyenne, c'est-à-dire si nous considérons les producteurs de ce type de marchandises dans leur ensemble et d'autre part si nous tenons compte de la tendance générale à l'égalisation de l'offre et de la demande.

Supposons maintenant que pour une raison quelconque le prix de marché est supérieur au prix de production de marché, plusieurs cas sont possibles.

1. L'offre est particulièrement inélastique.
C'est généralement le cas lorsque les forces productives sont peu développées ou dans certains secteurs (l'agriculture par exemple). Un accroissement de la demande qui n'est par pas une conséquence d'un élargissement du besoin social ou une baisse « artificielle » de l'offre provoquent un écart entre prix de marché et prix de production de marché et l'apparition d'un surprofit qu'empochent les capitalistes.
Toutefois, l'existence d'un tel surprofit ne laisse pas l'ensemble des capitalistes inactifs, des capitaux nouveaux vont affluer vers cette branche pouvant faire sauter les verrous de l'offre ou plus simplement ils vont permettre un élargissement de la masse des marchandises produites. Ceci nous conduit au deuxième cas.

2. L'offre n'est plus totalement inélastique.
À la suite d'investissements nouveaux et bien sûr après des délais plus ou moins longs, la production peut s'accroître, trois possibilités théoriques sont à envisager suivant que cet accroissement de la production induit une hausse, une constance ou une de baisse de la valeur et des prix de production des marchandises (pour simplifier, nous supposerons que ces deux termes évoluent dans le même sens ce qui semble être le cas le plus fréquent mais n'est pas nécessairement toujours vérifié) :

• si une extension de l'échelle de la production est de plus en plus difficile, elle se traduira par un accroissement du temps de travail socialement nécessaire pour produire cette espèce de marchandises, c'est-à-dire de la valeur et probablement du prix de production. Ainsi l'offre et la demande tendent à s'équilibrer par l'intermédiaire d'une hausse de la valeur (du prix de production), rejoignant le prix de marché. Remarquons que, au point d'équilibre le besoin social solvable est nécessairement satisfait mais il peut ne pas en être de même du besoin social effectif, notamment par exemple lorsque l'augmentation de la demande n'est pas la conséquence d'un élargissement du besoin social (celui-ci est donc supposé inchangé) mais de toute autre cause (une spéculation par exemple).

• Alors après une augmentation du prix de production jusqu'au niveau du prix de marché, l'offre devient supérieure au volume du besoin social effectif. Mais il est probable, même si c'est de façon négligeable, que tout accroissement de production modifie le volume du besoin social effectif de toutes les marchandises. Pour simplifier encore, négligeons cet effet. En résumé, nous avons un double mouvement : mouvement du prix de production vers le prix de marché mais aussi mouvement inverse du prix de marché vers le prix de production. Le premier est dû aux difficultés croissantes de la production, le second à l'augmentation de la production. En quelque sorte, nous avons convergence de ces deux mouvements mais point nécessairement équilibre de tous les éléments en présence : l'offre, la demande et le volume du besoin social effectif.

• considérons maintenant le cas où le prix de production n'est pas affecté par une augmentation de la production. Il n'existe plus qu'un seul mouvement. Celui qui tend à ramener le prix de marché vers le prix de production du simple fait que l'augmentation de la production réduit l'écart entre la demande et l'offre qui se trouvait à l'origine d'un prix de marché supérieur au prix de production.

• supposons enfin que le prix de production baisse avec une augmentation de la production (baisse des coûts de production par exemple). Bien que le prix de marché tende à baisser, le prix de production quant à lui baisse aussi. Malgré cela l'offre, peu à peu se rapproche du niveau de la demande réduisant ainsi l'écart qui sépare le prix de marché et le prix de production. L'équilibre s'établirait à un niveau inférieur à celui du départ.

Rappelons que nous avons simplifié le raisonnement en considérant une évolution parallèle des valeurs et des prix de production et en ne prenant pas en compte l'évolution du volume du besoin social par rapport à l'offre et la demande. Ce n'est que dans certaines circonstances favorables que le volume du besoin social effectif évolue identiquement à l'offre et la demande d'équilibre.
Ce problème sera étudié dans un prochain paragraphe.

Les monopoles éphémères :
Nous envisageons maintenant le cas où l'offre d'une marchandise, souvent pour des raisons spéculatives, est contrôlée par un groupe afin de faire augmenter les cours. Nous voulons parler des tentatives d'accaparement que nous avons signalé ci-dessus.

Nous avons vu que l'accaparement consiste en l'appropriation par une seule personne ou un groupe de personnes associées dans un syndicat d'une part importante voire de la quasi-totalité du stock ou de la production d'une marchandise dans un but évidemment spéculatif.
La terminologie anglo-saxonne « désigne sous le nom de ring, de corner toute tentative d'accaparement temporaire d'une denrée » lv55. Mais, comme nous l'avons décrit avec la tentative de SECRÉTANT, le caractère éphémère de ce type d'accaparement n'est pas lié à une volonté délibérée de leurs auteurs mais à la nature surprofit engendré. Ce caractère instable de l'accaparement a été souligné par BOUILHET ; il « a pu causer des crises - explique-t-il - fonder des fortunes, en déterminer d'autres mais jusque vers la en fin du XIXe siècle, il n'a jamais pu aboutir à autre chose qu'à des succès aléatoires et éphémères » lvi.
La cause en est relativement simple. Soit, au bout d'un certain temps, si l'accapareur contrôle encore le processus (ce qui n'est pas toujours le cas), la seule nécessité de réaliser les surprofits le conduit à se désengager ce qui peut provoquer l'effondrement des cours factices qu'il avait créés. Ici la seule nécessité de réaliser les surprofits - c'est-à-dire de vendre les marchandises - peut provoquer leur disparition. Soit des incidents imprévus par l'accapareur (c'est le cas dans l'exemple développé) mettent fin à sa tentative que ce soit le retrait de l'un des membres de la coalition ou encore l'accroissement imprévu des stocks « invisibles » qui amène l'effondrement des cours et l'échec de la spéculation.
Accaparement, "corner", "ring", ... sont les formes modernes de ce que MARX nommait « monopoles fortuits »lvii et que nous avons qualifié d'éphémères. Mais avec le développement de la révolution scientifique et technique apparaissent d'autres formes de surprofit et notamment le surprofit différentiel.
3.2. Les monopoles simples et le surprofit différentiel
Écoutons un professionnel américain « Pour assurer une marge bénéficiaire supérieure à la moyenne, il faut fabriquer sans arrêt de nouveaux produits et de nouveaux modèles, auxquels sont liées hautes marges bénéficiaires, car les produits plus anciens de la même catégorie s'effondrent rapidement devenant des marchandises à faible marge bénéficiaire »lviii. Cette courte citation associe justement l'innovation à une forme particulière de surprofits que nous allons maintenant décrire.
Cette forme spécifique de surprofit a été analysée par MARX dès le livre I du Capital (principalement dans la quatrième section) et dans les passages déjà cités du livre III. L'analyse de la contradiction qui oppose tout producteur à ses concurrents et qui se manifeste sur le marché par le jeu de la concurrence, permet d'appréhender le concept de surprofit différentiel. Les lois de la concurrence, d'une part, imposent à chaque capitaliste la nécessité de se différencier de ses concurrents et, d'autre part, le contraignent à la non-distinction. En mode capitaliste de production, ces lois ont un caractère contradictoire du fait du double caractère de la marchandise en tant que produit du travail et en tant que "produit" du capital. D'un côté, au sein d'une même branche s'affirme une tendance à l'unicité prix de vente indépendamment des conditions particulières de production et de la diversité des compositions organiques des capitaux individuels. Il en résulte une tendance à la diversité des taux de profit individuels, elle-même accentuée par la volonté de chaque capitaliste de bénéficier d'une plus-value extra lix sous forme de surprofit.

D'un autre côté, entre les branches et les secteurs, il existe une tendance à l'égalisation des taux de profit en un taux moyen quelle que soit l'utilisation des différents capitaux.

Ainsi le caractère contradictoire de la concurrence en mode capitaliste de production tend, d'un côté, à établir un même prix de vente unique pour une même espèce de marchandises (concurrence parmi les producteurs) et une différentiation des taux de profits suivant les conditions particulières production et, d'un autre côté, à égaliser les profits en un taux moyen (concurrence des capitaux).
Pour mener à bien l'étude du taux de surprofit différentiel, il est suffisant de choisir pour cadre d'étude une branche particulière constituée d'un ensemble d'unités de production qui fabriquent la même espèce de marchandises.
Considérer une branche particulière de l'économie revient à admettre les hypothèses suivantes :
• Il existe une tendance à l'unicité du prix de vente à l'intérieur de cette branche. « L'identité du prix de vente pour des marchandises de même espèce est la manière dont s'impose le caractère social de la valeur en régime capitaliste de production et de façon générale d'une de production reposant sur l'échange de marchandises entre individus »lx. Mais il ne s'agit ici encore que d'une tendance.
• Considérer une branche comme cadre d'étude ne signifie pas que le prix de production de marché pour cette espèce de marchandises est déterminé indépendamment des relations de cette branche avec l'ensemble de l'économie, c'est-à-dire indépendamment de la concurrence des capitaux. Celle-ci s'affirme au sein de la branche par une tendance à l'uniformisation des conditions de production. Ce qui s'effectue concrètement par une généralisation, plus ou moins rapide, de tout procédé de production nouveau qui permet d'abaisser les coûts de production. Cette généralisation du « progrès technique » n'est pas immédiate, elle doit s'imposer à la contre-tendance qui pousse chaque capitaliste à innover toujours plus afin de réaliser un surprofit différentiel.

En résumé, l'existence d'un surprofit différentiel suppose que le prix de production de marché de cette espèce de marchandises ait été préalablement établi et qu'un producteur au moins ait des coûts de production individuels inférieurs aux coûts de production sociaux. MARX décrit ainsi l'origine et les causes d'un tel surprofit : « Le surprofit réalisé généralement par un capital individuel dans une sphère particulière de production (..) provient, abstraction faite des écarts purement fortuits, d'une diminution du coût de production, donc des frais de production. Cette diminution peut résulter de l'emploi de masses de capitaux supérieures à la moyenne ce qui diminue les frais de production, tandis que les facteurs généraux d'accroissement de la productivité du travail (coopération, division, etc.) peuvent avoir des effets plus importants, une plus grande intensité parce qu'ils s'appliquent à une plus grande échelle ; ou bien ce surprofit provient du fait qu'indépendamment du volume du capital en fonction, on utilise de meilleures méthodes de travail, de nouvelles inventions, des machines améliorées, des secrets de fabrication chimique, etc. bref, de nouveaux moyens et méthodes de production supérieurs à ceux qui sont couramment employés »lxi.

En outre, pour qu'un tel profit apparaisse, il est nécessaire que les conditions de production particulières de ce producteur n'influent pas la détermination du prix de production.
En d'autres termes, le prix de production individuel qu'il peut calculer n'entre pas dans la détermination prix production. Cela est possible si la masse de marchandises produites de cette espèce est importante par rapport à celles produites dans ces conditions particulières, ou encore si, pour une raison quelconque, ce producteur peut se soustraire du procès social de détermination du prix de production. C’est-à-dire qu'il puisse profiter en exclusivité des procédés ou moyens qui lui permettent d'avoir des coûts de production inférieurs coûts aux sociaux. L'intérêt de ce producteur est donc de s'opposer à la socialisation de ces moyens. Celui des autres producteurs est apparemment d'essayer de s'approprier et d'utiliser à leur tour ces moyens. Mais cet intérêt immédiat n'est qu'apparent car en généralisant l'utilisation de procédés à l'ensemble des producteurs disparaît la cause même de l'existence du surprofit différentiel. Le prix de production reçoit une nouvelle détermination. il tend à s'approcher puis à égaliser le prix de production individuel dont nous avons parlé précédemment, le nouveau procédé de production devenant la norme sociale.

Cette forme de surprofit contient en elle-même les germes de sa disparition. En résumé, nous appelons surprofit différentiel tout surprofit qui apparaît lors du procès de production dans une branche donnée par différenciation des coûts de production entre un producteur, au moins, et la masse des producteurs. Il se forme donc dans la sphère de la production indépendamment des conditions de circulation. Une baisse des coûts de production ne peut constituer une cause première dans la formation du surprofit différentiel.
En particulier, les changements dans les conditions de production qui s'appliqueraient indifféremment à l'ensemble des producteurs d'une branche ne permettent pas la formation d'un surprofit. Il faut que de tels changements provoquent non seulement une variation des coûts de production mais surtout leur différenciation, c'est-à-dire des coûts différents suivant les producteurs.
Le surprofit différentiel a pour mesure la différence entre le prix de production social et le prix de production individuel. Ce dernier étant calculé par le producteur individuel de la façon suivante : il ajoute à ses frais de production individuels le profit moyen que son avance en capital lui permet d'espérer.

Les monopoles simples.
Par monopoles simples, nous entendons les situations qui correspondent au surprofit différentiel. Il s'agit des privilèges, des avantages, de fait ou de droit, fortuit ou permanent, dont bénéficient certaines unités de production. Les formes de monopoles simples sont : le monopole naturel, le monopole personnel, le monopole de fait, le monopole légal lié à un brevet d'invention ou un avantage de marque.
La première forme de surprofit différentiel est probablement celle qui provient d'un monopole naturel, lequel suppose une répartition inégale des moyens de production due à des causes dites naturelles telles que la fertilité des sols. MARX nous fournit une analyse complète de cette forme dans le chapitre 38 du livre III du Capital à partir de l'exemple suivant : considérons une branche constituée de petites unités de production qui utilisent pour actionner leurs machines des motrices à vapeur, sauf quelques producteurs qui disposent de chutes naturelles d'eau à cet effet.
Admettons que le coût de production moyen (c + v) pour l'ensemble de la branche soit de 100 et le taux de profit moyen soit de 15 %. Le prix de production que l'ensemble de la branche, y compris les unités de production qui ont des conditions exceptionnelles de production est 115. Tous les producteurs vendront leurs marchandises à ce prix ou tout au moins, ce prix de production constituera l'axe autour duquel gravitent les prix marché. Mais les producteurs qui disposent de chutes naturelles d'eau jouissent d'un avantage qui se traduit par des coûts de production moindres, que nous supposerons égaux à 90. Ces producteurs enregistrent un profit supérieur au profit moyen qui se décompose en profit moyen et surprofit. Le montant de ce dernier provient de la différence entre le prix de production général et le prix de production individuel des quelques producteurs en situation avantageuse. Ce prix de production individuel est égal dans notre exemple numérique à :
90* (1+0,15) = 103,5.
Ce prix de production individuel n'intervient pas dans la détermination du prix de production général (115), c'est prix un de production abstrait dont la connaissance permet de définir voire de calculer le montant du surprofit normal. Dans notre exemple numérique : 115 - 103,5 = 11,5. Le surprofit est donc égal à 11,5, c'est-à-dire la différence entre le prix de production général qui sert d'axe de gravitation aux prix de marché et le prix de production individuel.

Soulignons au passage qu'il n'est pas égal mais supérieur à la différence des coûts de production, ceci provient d'une survalorisation du capital avancé par les producteurs disposant des chutes d'eau (ici 90) qui leur permet de prétendre à un profit supérieur.

Au risque de nous répéter, faisons quelques remarques d'ordre général. Le surprofit différentiel apparaît dans une branche indépendamment des relations de cette branche avec les autres, effet son origine s’en trouve dans les différences entre les coûts de production général et individuel internes à branche. Mais le montant du taux de surprofit n'est pas indépendant du profit moyen cette lequel est déterminé par la concurrence entre les capitaux entre les branches. Une variation du taux de profit moyen, toutes choses égales par ailleurs, modifie le montant du surprofit. L'existence d'un surprofit différentiel présuppose la détermination du prix production général, le prix de production individuel n'intervenant pas directement.
Ceci implique un retrait des producteurs ayant des conditions avantageuses de production du procès social de détermination du prix de production général. Examinons comment ceci est possible.

Nous avons lié l'origine du surprofit différentiel à une différence entre le coût de production général et le coût de production individuel. Il nous faut maintenant expliquer cette différence, c'est-à-dire montrer pourquoi un ou quelques producteurs peuvent baisser leurs coûts mais pas les autres.

Dans l'exemple développé par MARX. Le ou les producteurs doivent leur surprofit à une force naturelle celle de la chute d'eau qui est un agent de production naturel dans lequel n'entre aucun travail (sauf son aménagement). Mais le surprofit provient pas « uniquement à l'accroissement de la force productive du travail est dû à l'utilisation d'une force naturelle »lxii.Cette force naturelle doit en plus ne pas être « à la disposition de tout capital dans la même sphère de production (...). Il s'agit d'une force naturelle monopolisable »lxiii qui ne peut pas être produite par le procès de production du capital lui-même. Le surprofit résulte « de la fécondité relativement plus grande de certains capitaux isolés, investis dans une sphère de production, par comparaison avec des investissements de capitaux qui ne bénéficient pas des conditions naturelles exceptionnellement favorables de la force productive »lxiv. Mais ce qui apparaît comme une « fécondité plus grande du capital » est en réalité un accroissement de la force productive du travail que s'approprie le capital. Ce surprofit « ne provient donc pas du capital mais de l'emploi par le capital d'une force naturelle monopolisable et monopolisée » lxv.

Quant à la propriété, celle de la chute d'eau dans notre exemple, qui n'appartient pas nécessairement producteur, ou plus généralement la propriété foncière, elle n'a en soi rien à voir dans la création d'un tel surprofit mais elle permet sa transformation en rente. « Ce n'est donc pas, note MARX, la propriété foncière qui crée la fraction de valeur se transformant surprofit ; elle donne seulement au propriétaire foncier, possesseur de la chute d'eau, le pouvoir de faire passer ce surprofit de la poche du fabricant dans la sienne.
Elle est la cause non de la création du surprofit, mais de sa métamorphose en rente foncière, donc de l'appropriation de cette fraction, ou encore du prix des marchandises, par le propriétaire du terrain ou de la chute d'eau »lxvi.

Soulignons aussi que si ce surprofit résulte d'une générosité inégale de la nature, il semblerait qu'il ait un caractère définitif remis cause uniquement par l'existence des monopoles naturels. Tout ceci est en réalité une illusion. Le surprofit différentiel a de par sa nature un caractère provisoire et passager. En effet, si le prix de production général est supposé prédéterminé lors de l'établissement du montant du surprofit, il n'est pas nécessairement fixé de période en période à un niveau constant.

Dans notre exemple, si une nouvelle méthode de production, non applicable à l'énergie hydraulique, réduisait le coût de production général de son niveau initial (c’est-à-dire 100) à celui des coûts production individuels des capitalistes avantagés (c'est-à-dire 90), le surprofit différentiel disparaîtrait. Mais innovation une n'est pas fortuite. Elle n'est pas le fruit du hasard ou du simple génie des inventeurs comme l'admettent certainslxvii.
Toute invention est le produit d'une situation socio-économique déterminé. La disparition du surprofit différentiel (mais aussi récréation) est dans la nature contradictoire du mode de sa production capitaliste.
Le monopole naturel analysé par MARX est une forme particulière du monopole simple. Abordons maintenant la genèse du monopole simple de type industriel et capitaliste à partir des formes suivantes : les monopoles personnels, les monopoles de fait et les monopoles légaux.

Les monopoles personnels liés à la diversité et à l'inégalité des facultés individuelles sont une forme très particulière de monopoles simples : c'est le cas de certains individus doués de talents exceptionnels dans l'art la peinture, la musique, etc.
L'étude de tels monopoles sort du champ de l'analyse de la marchandise. La « production » de tels individus n'est généralement pas reproductible, leur prix pas n'est pas régi par la loi de la valeur. « Le prix - note MARX - des objets n'ayant en soi aucune valeur c'est-à-dire n'étant le produit du travail, comme la terre, du moins, ou ne pouvant pas être reproduits par le travail comme les antiquités, comme les chefs-d’œuvre de certains artistes, etc. peut être déterminé par des combinaisons très fortuites »lxviii.

Mais il existe un deuxième type de monopole personnel. Tel producteur peut fabriquer, en raison d'une habileté personnelle très supérieure à la moyenne, une marchandise dans des conditions exceptionnelles et avoir une valeur individuelle (ou un prix de production individuel s'il s'agit d'un capitaliste employant un ouvrier particulièrement doué) inférieure à la valeur sociale (le prix de production social). En vendant sa production à la valeur sociale (au prix de production social) cet individu réalisera un surprofit. Cette forme embryonnaire de surprofit se développe en mode capitaliste de production, à partir de la plus-value extra, pour donner naissance à ce qu'il est convenu d'appeler monopole de fait.

Le monopole de fait
Par monopole de fait, nous entendons caractériser la situation d'un capitaliste qui jouit d'un avantage exceptionnel dans la production d'un certain type de marchandise, non protégé par un quelconque texte légal.
L'analyse théorique, au niveau de la valeur et du prix, d'une telle situation a été réalisée par MARX dans le livre I du Capital et s'appuie sur le concept de plus-value extralxix.
La transformation de la plus-value extra en surprofit se développe et se généralise jusqu'à caractériser la première forme de monopole industriel simple, le monopole de fait.

Supposons un capitaliste dans une branche qui invente ou exploite le premier un procédé de production qui améliore sensiblement la productivité du travail. Si celle-ci par exemple double. Un travailleur employé par ce capitaliste produira deux fois plus de marchandises dans un même temps.
Le prix de production individuel de ce capitaliste deviendra inférieur au prix de production social, ce dernier restant déterminé dans premier temps par les conditions des productions de l'ensemble des capitalistes qui utilisent l'ancien procédé de production.

Dans ces conditions, le capitaliste ingénieux vend ses marchandises à leur prix de production social ou encore - pour faire face à des éventuelles difficultés d'écoulement d'une quantité plus importante - à un prix inférieur au prix de production social mais supérieur au prix de production individuel.
Dans les deux cas, il empoche un surprofit extra, forme transformée de la plus-value extra.
Mais dans un deuxième temps, tous les capitalistes de ce secteur chercheront à bénéficier de ce surprofit. Ce dernier acquiert dès lors un caractère éphémère, il est amené à disparaître dès que le nouveau procédé de production se propage et se généralise.
« Si quelqu'un, note MARX, arrive à produire à meilleur compte, à vendre davantage et à s'emparer ainsi d'une partie plus importante du marché en vendant au-dessous du prix de marché, il le fait, et par là débute l'action qui force les autres, petit à petit, à adopter eux aussi le mode de production moins onéreux, ramenant le travail socialement nécessaire à un niveau inférieur »lxx. Le prix de production social, après un délai plus ou moins long, s'abaisse jusqu'au niveau du prix de production individuel du capitaliste ingénieux5.


L'utilisation de procédés nouveaux, de machines toujours plus modernes et perfectionnées, une organisation plus "rationnelle" du travail, etc. devient une nécessité, une contrainte.
« Aucun capitaliste – notre MARX - n'emploiera de son plein gré un nouveau mode de production, quelle que soit la proportion dans laquelle il augmente, la productivité ou le taux de plus-value, dès lors qu'il réduit le taux de profit »lxxi.
En effet, le nouveau procédé de production, une fois généralisé, induira une baisse de la valeur de la marchandise et de son prix de production et finalement, s'il est accompagné d'une hausse de la composition organique du capital, un taux de profit moyen plus faible.

Le surprofit extra qui incite les capitalistes à innover est éphémère. « Pendant cette période de transition où l'industrie mécanique reste une espèce de monopole, les bénéfices sont par conséquent extraordinaires et le capitaliste cherche à exploiter à fond cette lune de miel au moyen de la plus grande prolongation possible de la journée [de travail]. La grandeur du gain aiguise l'appétit » ajoute MARXlxxii.

La disparition du surprofit incite d'une part les capitalistes à reproduire les causes de son apparition c'est-à-dire à innover toujours plus, d'autre part à freiner la propagation du progrès technique, éventuellement avec l'aide de la puissance publique, de façon à prolonger la "lune de miel". Le monopole de fait tend désormais à se transformer en monopole légal.


Le monopole légal.
Par monopole légal, on entend usuellement un monopole qui « est dû à l'intervention du législateur qui, soit dans un but fiscal, soit dans l'intérêt général, a estimé devoir éviter la concurrence en ce qui concerne l'exploitation d'un service public par exemple, ou l'activité d'une branche déterminée de l'industrie ou du commerce »lxxiii.
D'une part, on peut ainsi caractériser le monopole d'État de la fabrication des poudres, celui des monnaies, des postes, télégraphes et téléphones, des tabacs, des allumettes, du papier filigrané pour cartes à jouer, etc. D'autre part, le monopole légal est défini comme étant une unité de production, un capital qui bénéficie d'un avantage, d'un privilège protégé par un texte de loi.
C'est dans ce deuxième sens que nous utiliserons ces termes pour caractériser les dessins, les modèles, les brevets d'invention, etc. Mais nous parlerons ici essentiellement de la protection par la loi des inventions dans le cadre industriel par les brevets.
L'État, en délivrant un brevet d'invention reconnaît officiellement un droit d'exploitation exclusif à l'auteur ou au propriétaire d'un brevet d'une innovation pendant un temps déterminé.
Sous l'ancien régime le droit d'exploiter une invention donnait lieu à l'octroi d'un privilège ou de lettres patentes dont la délivrance était laissée au bon plaisir du monarque (par exemple lors de la fondation de Saint-Gobain en 1665 par COLBERT).

L'Angleterre fut le premier pays à établir un statut légal qui, dès 1623, reconnaissait officiellement le droit de l'inventeur et permettait la délivrance, titre appelé « patent ». C'est le 7 janvier 1791 seulement que la France institue une législation du même genre et crée le brevet d'invention lequel est délivré sans examen préalable de la nouveauté ou de la valeur de l'invention. La loi du 5 juillet I844 (complétée par celles de mai 1856, du 7 avril 1902 et du 26 juin 1920) réglait avant deuxième guerre mondiale cette matière et laissait intact le principe de la délivrance sans examen. De nombreux pays européens adoptèrent ensuite cette position. Dans la plupart des cas le monopole d'exploitation est d'une durée de vingt ans.
Très rapidement apparut la nécessité d'harmoniser les différentes législations nationales en la matière (Convention de Paris de 1883). Cette volonté est poursuivie actuellement dans le cadre de la CEE.
L'avantage que donne le brevet d'invention a très rapidement été assimilé à un véritable monopole légal. Ainsi F. LAUR notait en 1900 : « On ne se doute pas généralement que la loi autorise l'accaparement c'est-à-dire le monopole dans certains cas. Le brevet d'invention en est un exemple frappant. Tout brevet constitue en effet un véritable monopole légal qui peut être rendu international, universel par la prise de brevet simultanément dans toutes les parties du monde »lxxiv.

Plusieurs décennies après, SAINT-GERMES exprimait la même opinion :
« En France, toute personne qui a un brevet a un monopole. Elle possède en effet d'après la loi du 5 juillet 1844 le droit exclusif d'exploiter à son profit ladite découverte ou invention, et peut céder ce droit. Les brevets favorisent grandement la concentration industrielle, ce, grâce à eux, une entreprise montée pour la réalisation industrielle du brevet se développera et prendra de l'avance sur ses concurrents éventuels. Elle pourra du reste obtenir d'autres brevets pour des perfectionnements de ses procédés de fabrication, et conserver sa supériorité »lxxv.

Soulignons aussi que très rapidement certains groupes financiers vont se spécialiser dans la recherche de tels surprofits. « Certaines grandes maisons - signale LAUR F. - comme la maison ROTHSCHILD recherchent les brevets à leur origine, désintéressent plus ou moins bien l'inventeur et lancent l'invention dans beaucoup plus favorables que ne pouvait le faire l'inventeur lui-même sans capitaux »lxxvi.

Le monopole légal semble mettre un terme à la contradiction qui oppose le capitaliste individuel à ses concurrents directs. L'existence d'un brevet qui garantit l'exclusivité de l'usage d'un procédé de production semblerait indiquer que le surprofit différentiel, protégé par l’État, est définitif.
En réalité, il n'en est rien. La protection légale du propriétaire d'un brevet n'est jamais perpétuelle, de quatorze ans au début du XXe siècle, elle sera portée généralement à vingt ans.
Mais cette limite dans le temps de la validité d'un brevet l'invention, avant que le procédé ou le mode de fabrication ne tombe dans le domaine public n'est pas la cause fondamentale du caractère provisoire du surprofit différentiel. Les concurrents directs du capitaliste sont contraints sous peine de faillite à innover davantage et à mettre au point des procédés de production plus efficaces. La contradiction évoquée, loin d'être résolue définitivement, est portée à niveau supérieur. Le capitaliste qui bénéficie d'un surprofit différentiel pour l'usage d'un procédé de production exclusif sait que celui-ci est provisoire.
Aussi, mettra-t-il des équipes de chercheurs et de techniciens au travail afin de conserver son avance technologique. Il possède donc une possibilité pour maintenir durablement son surprofit : innover toujours davantage et investir dans des moyens de production toujours plus perfectionnés, c’est-à-dire en définitive accumuler à un rythme toujours croissant et sous des formes toujours plus capitalistiques.
L'accumulation massive qui peut en résulter bute sur les limites, plus générales, qui sont celles de la baisse tendancielle du taux de profit moyen. En particulier, la masse considérable de capitaux qu'exige une exploitation toujours plus rapide et massive de brevets limités dans le temps et, par ailleurs, la faillite des entreprises les moins solides, leur absorption ou leur contrôle par des firmes plus puissantes ont pour corollaire une concentration toujours plus poussée des unités de production et une centralisation de plus en plus grande du capital.
Cette évolution bouleverse le mode de production capitaliste et le fait évoluer vers le stade du capitalisme de monopolelxxvii. Le monopole simple duquel nous sommes partis (le monopole personnel) s'est transformé en monopole complexe.
Soulignons pour terminer ce paragraphe le rôle spécifique que joue le surprofit différentiel dans ce mouvement de monopolisation.
Le monopole de fait accentue la tendance à la formation de monopoles complexes. Ainsi, exemple, les Salines de l'Est qui bénéficient d'un avantage certain par rapport aux marais salants et de progrès techniques beaucoup plus rapides joueront un rôle central dans la formation de l'entente des producteurs de l'ouestlxxviii. De même le monopole légal au-delà de la protection du surprofit différentiel s'affirma rapidement comme un moyen d'établir un monopole total. Aux U.S.A en 1895, J.-B. PARKS accapare tous les brevets existants de fabrication des « vire-nails » provoquant une formidable hausse du prix des clous. La firme « American Tobacco Compagny » acheta elle aussi tous les brevets des meilleures machines à fabriquer les cigarettes pour asseoir sa domination. Le trust du caoutchouc tenta une action du même type.
Citons simplement l'exemple de la société Saint-Gobain pour la Francelxxix. Comme le souligne F. LAUR « les brevets peuvent donner lieu à des trusts » lxxx.

Nous allons maintenant entreprendre l'étude des différentes formes de monopoles complexes à l'aide du concept de surprofit absolu développé précédemment.

3.3. Les monopoles complexes et le surprofit absolu.

Nous abordons maintenant l'étude des monopoles modernes qui ont pour noms : "ententes", "coalitions", "cartels", “trusts”, "groupes", etc. Ces différentes formes qui ne doivent pas être confondues, constituent les formes concrètes du processus de concentration-centra1isation du capital appréhendé au niveau de ses formes fonctionnelles fondamentales : le capital productif, le capital marchandises et le capital argentlxxxi.

L'analyse que nous proposons maintenant est l'étude des monopoles complexes en articulation avec le concept de surprofit absolu que nous avons présenté précédemment. Les premiers éléments de l'analyse du surprofit absolu ont été fournis par MARX à l'occasion de l'étude d'une forme particulière de surprofit, la rente foncière absolue.
331 Le surprofit absolu en agriculture, la rente absolue
Jusqu'à présent, nous avons envisagé la formation de rentes différentielles. On sait que pour RICARDO la rente agricole ne pouvait être que différentielle. Elle est en outre liée dans son esprit à une baisse de productivité des terres nouvelles dont la culture est rendue nécessaire par un accroissement de la population lxxxii.

L'analyse de la rente absolue de MARX est fondée sur une remarque : il est irréaliste d'imaginer que les propriétaires fonciers des terres nouvellement défrichées, même si elles sont moins fertiles que les terrains déjà cultivés, vont les louer gratuitement. « Admettons - note-t-il - que la demande exige le défrichage de nouvelles terres, moins fertiles que celles qui sont déjà cultivées : le propriétaire foncier va-t-il les louer gratuitement parce que le prix de marché du produit a suffisamment monté pour que le capital investi paie au fermier le prix de production, rapportant ainsi le profit habituel ? En aucune façon. Le capital investi doit lui rapporter à lui de la rente. Il donne seulement sa terre à ferme quand le versement d'un fermage est devenu possible. Le prix de marché doit donc avoir dépassé le prix de production et avoir atteint P + r, de sorte qu'une rente puisse être payée au propriétaire foncier » lxxxiii.

L'existence de la rente absolue est liée à la monopolisation de la propriété de la terre par une classe : « La propriété purement juridique de la terre ne procure pas de rente foncière au propriétaire mais elle lui confère le pouvoir de ne pas exploiter sa terre tant que les conditions économiques ne permettent point une mise en valeur qui lui rapporte un excédent, que la terre soit utilisée à des fins agricoles proprement dites, ou à d'autres fins, la construction par exemple ».lxxxiv.
Le surprofit absolu naît donc de ce pouvoir que confère la propriété de la terre aux propriétaires de limiter la production à un niveau inférieur au niveau correspondant au besoin social effectif. Il n'est point un élément indépendant de la valeur (comme l'est un impôt) mais provient du fait que la plus-value extraite dans l'agriculture est généralement plus importante pour un capital de grandeur donnée à la plus-value moyennelxxxv, les branches de l'agriculture ayant en général une composition organique inférieure à la composition organique sociale.

L'agriculture, du fait de la propriété foncière, se soustrait partiellement à l'égalisation des taux de profit par la concurrence des capitaux qui ne joue donc plus entièrement son rôle régulateur.

« Un surprofit peut encore naître - note encore MARX - du fait que certaines sphères de production sont à même de se soustraire à la conversion de leur valeur marchandise en prix de production partant à la réduction de leurs profits au profit moyen »lxxxvi.
La rente absolue provient du mode d'appropriation de la terre par les propriétaires fonciers, qui permet d'établir certaines entraves à la mobilité des capitaux et une limitation de la production deçà du besoin social effectif.
« Par contre – explique MARX - si le plus ne mauvais terrain A ne peut être cultivé (quoique sa mise en exploitation produise le prix de production), tant qu'il ne rapporte pas un excédent sur le prix de production, une rente, c'est bien la propriété foncière qui provoque la création de cette hausse de prix-ci. C'est la propriété foncière elle-même qui a produit de la rente » lxxxvii.
Mais si l'existence de la rente foncière provient de la monopolisation des terres cultivables par une classe, celle des propriétaires fonciers, elle, est aussi liée à l'existence d'une composition organique du capital agricole inférieure à celle du capital social moyen. Pour MARX cette seconde condition est indispensable bien que, à elle seule, non suffisante : « théoriquement - argumente-t-il - il est certain que c'est seulement dans cette hypothèse que la valeur des produits agricoles peut être supérieure à leur prix de production (...). Pour étudier la forme de rente qui nous occupe ici, il est donc suffisant de partir de cette hypothèse, puisque cette rente ne peut se constituer si cette condition n'est pas respectée. Si l'hypothèse n'est pas réalisée la forme de rente correspondante disparaît pas elle aussi » lxxxviii.

332 Le surprofit absolu dans l'industrie, le monopole absolu

Le problème est plus complexe dans les secteurs industriels.

3321.Cas des branches industrielles dont la composition organique du capital est inférieure à la composition sociale.


Signalons tout d'abord que MARX n'a pas exclu de ses analyses l'étude de monopoles industriels mais il les a restreintes à un cas particulier : certaines branches industrielles dont la composition organique du capital est inférieure à la composition sociale. « Ce qui caractérise toute une série de produits manufacturés c'est que leur valeur est supérieure à leur prix de production sans pour autant qu'il rapporte un profit excédant le profit moyen ou surprofit, susceptible de se convertir en rente »lxxxix remarque-t-il dans un premier temps.
En effet, en mode de production capitaliste, au stade des petites unités de production, « les capitaux ont toujours tendance à opérer, par la concurrence, cette péréquation dans la répartition de la plus-value que le capital total a produite et à surmonter tous les obstacles qui s'y opposent »xc. MARX pose explicitement l'hypothèse de la concurrence des capitaux sans entrave. Mais il ne néglige pas pour autant de signaler l'hypothèse inverse.

« Mais si le contraire se produit - note-il - si le capital se heurte à une force extérieure, qu'il n'arrive pas à vaincre ou qu'il ne peut vaincre qu'en partie ; si cette force restreint son investissement dans certaines sphères de production, ne l'admettant que dans certaines conditions qui excluent - entièrement ou en partie - la péréquation générale de la plus-value pour donner le profit moyen, il y aura évidemment dans ces sphères-là constitution d'un surprofit, provenant de l'excédent de la valeur des marchandises sur leur prix de production. Ce surprofit pourra se convertir en rente et, comme telle prétendre à une existence indépendante profit »xci.

Nous pouvons retenir de cette analyse de MARX la possibilité de formation de surprofit et de rente dans le secteur industriel du fait du retrait de certaines branches industrielles, de basse composition organique, de la péréquation de la plus-value sociale par l'installation d'obstacles, d'entraves à la pénétration de nouveaux capitaux. Toutefois, il existe un certain paradoxe entre l'hypothèse d'une composition organique basse et le fait de parler de monopoles industriels. C'est un fait reconnu, les monopoles industriels modernes ont généralement une composition organique supérieure à la moyenne.
Mais alors quelle est l'origine des surprofits ? La théorie de MARX ne permet pas de répondre à cette question, une analyse originale s'impose.

3322. Cas des branches industrielles dont la composition organique est supérieure à la composition sociale.


Considérons maintenant une branche dont la composition moyenne est nettement supérieure à la composition organique de l'ensemble du capital social.
L'existence d'un surprofit absolu au sein de cette branche, c'est-à-dire un surprofit différent du surprofit fortuit ou du surprofit différentiel, est liée à une monopolisation de la branche.
La forme la plus simple de monopolisation est l'entente entre les différents producteurs indépendants sur les prix. En présence de telles ententes, c'est la généralement l'entreprise la plus défavorisée, celle qui produit dans les plus mauvaises conditions, qui constitue la base de la détermination du prix qui sera imposé comme prix de monopole de marchéxcii. Mais à quel niveau sera fixé ce prix de monopole de marché ? À notre connaissance deux réponses à cette question ont été proposées.

La première est celle d'E. MANDEL qui a soutenu la thèse que la firme la plus défavorisée dans sa branche fixe son taux de profit au niveau de celui qui s'établirait si elle était soumise à la concurrence.
Cette idée est à retenir bien que par ailleurs l'analyse de MANDEL ne nous semble pas satisfaisante à cause de l'hypothèse additionnelle qu'il pose d'une composition organique identique dans la branche monopolisée et le reste de l'économie. Le taux de profit moyen des secteurs non monopolisés constitue bien la limite inférieure en deçà de laquelle les capitaux de la firme monopoliste la plus défavorisée quitteraient la branche vers un quelconque secteur « en concurrence » dont l'accès, par définition, n'est entravé par aucun obstacle. Le profit de la firme la plus défavorisée est donc au moins égal au profit moyen de l'ensemble de l'économie en concurrence.xciii.

La seconde réponse est celle de S. LATOUCHE qui émet l'hypothèse que la firme la plus défavorisée de la branche monopoliste réalise l'intégralité de la plus-value qu'elle extrait du procès d'exploitation de la force de travail. On pourrait penser que ceci constitue l'autre limite du taux de profit adopté par la branche monopolisé. En réalité il n'en est rien. Cette hypothèse, qui est celle que posait MARX, n'est fondée que dans la mesure où la composition organique du capital de la firme défavorisée est inférieure à la composition organique de l'ensemble de l'économie.
Par ailleurs, comme l'ensemble de la branche peut imposer un taux de profit supérieur au taux de profit moyen, il semble illogique de considérer qu'une seule des firmes de la branche est limitée par une contrainte interne à la branche. Une limite au taux de surprofit de monopoles existe. Elle est la résultante de la confrontation des monopoles entre eux, de la lutte entre les monopoles et les unités de production de petite taille et enfin du rapport de force entre les classes sociales. Elle est l'expression d'un pouvoir de monopoles qui s'affirme par la capacité d'interdire l'accès à la branche (ce qui est une façon très abrupte de dire qu'il existe un capital financier monopoliste qui assure le monopole de l'investissement) et d'imposer une sous-production relative. La première de ces limites est la suivante : si le taux de profit du capital monopolisé est très nettement supérieur au taux moyen, la concurrence entre les groupes monopolistes s'aviverait et des capitaux nouveaux, fatalement, à plus ou moins long terme, briseraient les barrières qui empêchent la pénétration dans la branche. Ou encore la puissance publique, sous la pression des producteurs non monopolistes et des classes lésées, au nom de l'éthique économique, serait contrainte d'intervenir.

Le surprofit de monopole évolue donc dans des limites difficilement chiffrables. La limite inférieure néanmoins correspond, pour la firme la plus défavorisée de la branche, au taux de profit moyen en vigueur dans le reste de l'économie.
Remarquons que même à ce niveau le plus bas du surprofit, l'ensemble de la branche bénéficie de transferts de valeurs très au-delà des transferts occasionnés par la simple péréquation des plus-values pour former un taux de profit moyen.
Ces transferts ne sont possibles que par une réduction de la production de la branche considérée à un niveau inférieur à celui du besoin social effectif. Cette limitation de la production permet la formation d'un surprofit absolu.
Cette analyse est conforme à la pratique des ententes industrielles. Celles-ci ne sont pas durables si elles portent exclusivement sur la fixation du prix et ne sont pas accompagnées d'une limitation de la production. Plusieurs auteurs l'ont constaté. BEYSSADE, en 1897, notait : « Si les divers producteurs fixent en commun accord des prix élevés, ces prix ne pourront tenir, car le grossissement des stocks obligera bientôt leurs détenteurs à se montrer moins exigeants »xciv.
Les producteurs qui ont conclu une entente et qui veulent maintenir un prix de marché élevé, supérieur au prix production, doivent – comme le signale BEYSSADE - « provoquer la rareté sur le marché (...). Si l'on veut que cette situation soit durable, il faut empêcher les stocks de s'accumuler et pour cela, la limitation de la production est nécessaire »xcv.

L'étude de la formation de surprofits absolus dans le cas de monopoles complexes doit tenir compte de la restriction de la production. Le surprofit qui se forme dans les secteurs industriels monopolisés à haute composition organique est de nature différente du surprofit fortuit et du surprofit différentiel dont nous avons déjà réalisé l'étude.

Contrairement aux cas précédents il n'y a plus détermination d'un prix de production de marché et, dans un cas écart du prix de marché et, dans l'autre, avantage d'une unité de production par rapport à l'ensemble des producteurs de la branche, il y a maintenant, selon l'expression de MARX, formation d'une « fausse valeur sociale » xcvi, c'est-à-dire une nouvelle détermination du prix de production de marché, lequel constitue le nouvel axe de gravitation du prix de marché et qui est imposé à l'ensemble de l'économie comme prix de monopole.

La condition nécessaire à l'existence de tels surprofits absolus est la limitation à l'entrée dans la branche pour tout capital nouveau. Cette barrière pouvant résulter de la taille de la masse de capital à réunir ou de la monopolisation de l'investissement par le capital financier.

Ces entraves à la libre circulation des capitaux ont pour conséquence une affectation insuffisante de travail, en tant que part du travail social disponible, à la production de certaines espèces de marchandises. Il résulte une sous-production relativement au volume du besoin social effectif et une survalorisation du travail effectivement dépensé dans cette branche.

Toutefois, cette forme de sous-production relative n'est pas incompatible avec, d'une part, une suraccumulation du capital et, d'autre part, avec une surproduction relative ou absolue en référence aux possibilités de réalisation de la plus-value extraite dans le procès d'exploitation des travailleurs directs, ni évidemment avec la possibilité d'apparition de crises.

Toutefois, si cette façon de poser le problème autorise l'examen de la fixation du prix de monopole, elle ne permet pas de résoudre celle de l'essence du surprofit. À ce sujet, deux conclusions s'imposent : le surprofit est de la plus-value et celle-ci n'est pas seulement extraite du procès de travail dans la branche monopolisée elle-même.
Le problème doit être dissocié. D’une part, la détermination contradictoire du prix de production de marché fixe le niveau auquel s'établit le prix de monopoles. Mais en ce qui concerne la valeur incorporée dans la marchandise, c'est-à-dire la quantité de travail abstrait qu'elle contient, le travail utilisé dans une branche monopolisée compte ni plus ni moins que tout autre travailxcvii. Une partie de la plus-value réalisée grâce à la détermination de prix de monopoles vient donc nécessairement des autres branches de l'économie. Des transferts de plus-value entre le secteur non monopolisé et le secteur monopolisé sont nécessaires.

3323. Les formes de monopoles complexes


Nous avons déjà évoqué quelques formes de monopoles complexes. Nous envisageons maintenant l'articulation entre les principales formes de monopoles complexes. Par monopoles complexes, nous entendons caractériser la situation de capitaux qui dans une branche ne jouissent pas seulement d'un avantage spécifique par rapport aux concurrents directs mais sont dans une position dominante qui leur permet de bénéficier d'un surprofit absolu.
Appréhendé dans sa complexité - c'est-à-dire niveau des trois formes du capital6 - le mouvement de monopolisation se traduit par une concentration industrielle, des ententes commerciales et une centralisation du capital. Dans cette optique, le monopole complexe se différencie aisément du monopole simple.
Il apparaît à un degré avancé du développement des forces productives et peut être repéré par une forte concentration-centralisation du capital productif, l'existence d'ententes commerciales et plus encore par des imbrications financières qui lient de nombreuses unités de production pour former un « groupe ».

Il serait vain de chercher à quel niveau de concentration du capital productif un ensemble d'unités de production se transforme en monopole complexe. Il est plus facile par contre de distinguer parmi les ententes entre producteurs, celles qui sont caractéristiques des monopoles complexes.
Quant au niveau du capital argent la monopolisation est clairement marquée par l'apparition du capital financier. Malgré les limites d'une telle problématique, nous allons nous placer au niveau du capital marchandise pour saisir la transformation des monopoles en leurs formes complexes.
Nous ne parlerons pas ici des ententes occasionnelles à caractère spéculatif que l'on nomme usuellement « accaparement », « corner » ou « ring ».
Nous voulons évoquer ici les ententes industrielles plus durables que l'on nomme "pools" ou “trusts” aux États-Unis, "kartels" en Allemagne, « comptoirs » ou "consortiums" en France.

Les premières formes d'ententes industrielles ont consisté en la fixation de règles communes qui s'imposent à tous les adhérents. Citons à titre d'exemple, ce que l'on nomme aux États-Unis « combination ». Il s'agit d'un « accord d'ordinaire momentané entre les producteurs d'une même industrie par lequel ils s'engagent à ne pas vendre leurs produits en dessous d'un prix déterminé »xcviii. L'accord consiste généralement en la fixation d'un prix de base en dessous duquel les adhérents ne peuvent pas vendre leurs marchandises (exemple : les Salines de l'ouest).
Cette forme d'entente est instable, si le cours plancher est nettement supérieur au prix de production de marché. La tentation est grande pour un membre de ne pas respecter l'accord pour enlever une affaire importante.
Fréquemment donc, soit de telles ententes disparaissent, soit elles se transforment en ententes ayant pour but la limitation de la production.
Les premières ententes de ce type consistent généralement en la fixation d'un volume de production total pour l'ensemble de la branche. Chaque producteur se voit ensuite attribuer un quota en fonction sa production antérieure (exemple : le syndicat du zinc). Il ne peut dépasser ces normes de production sous peine d'amende ou d'autres formes de contraintes.
Autre variante débouchant sur le même objectif, la limitation de la production, consiste en une répartition des débouchés. La clientèle est alors répartie par zones attribuées aux divers adhérents. Chacun ne peut dépasser sa zone géographique mais par contre il se voit assurer l'exclusivité de la production et de la vente à l'intérieur de celle-ci (exemple : les accords entre les Salines de l'Est et du Midi).

Ces formes sont elles aussi instables car essentiellement statiques. Un membre qui en raison d'éventuels surprofits différentiels a une position plus favorable par rapport à ses concurrents directs aura tendance à rompre les accords afin d'écouler toute sa production.
Il y a en effet contradiction entre la recherche d'un surprofit différentiel ou plus généralement d'une plus-value relative – qui passe par l'amélioration de la productivité et bien souvent un accroissement des quantités produites, et l'objectif fixé par l'entente de restreindre la production.
C'est pour pallier les difficultés à faire respecter les règles communes que vont être créées des formes encore plus développées de monopoles complexes. Deux formes principales peuvent être distinguées.
Un organisme central (une société anonyme par exemple) est institué afin de répartir les commandes des clients entre les adhérents et de répartir les surprofits. La méthode est en général la suivante : le prix de vente et le prix de revient sont évalués. Chaque membre doit verser à l'organisme central le bénéfice correspondant à chaque unité vendue (les quantités vendues sont aisément contrôlables puisque les commandes sont centralisées et réparties par l'organisme central). Le montant des profits est ensuite redistribué en fin d'année, non pas proportionnellement aux ventes effectives mais aux quotas.
Chaque membre n'a donc pas en principe intérêt à dépasser son quota. Remarquons au passage que le surprofit différentiel est ici maintenu intact.
L'intégration est plus poussée dans la deuxième forme de monopole complexe que nous venons d'exposer. L'organisme central effectue lui-même les ventes. Il s'agit donc d'un Comptoir qui achète aux adhérents leurs productions au prix fixé, parfois au moins demandant et les vend aux clients aux prix les plus élevés possibles (exemple : Comptoir de Longwy).
Le stade ultérieur consiste non seulement à agir sur les ventes mais à réglementer la production.
L'organisme central peut demander à certaines entreprises de la branche, généralement les moins rentables d'arrêter toute production moyennant indemnité afin de maintenir au plus haut niveau celle des autres entreprises. Par exemple, l'Union des fabricants de chlorure a donné à certaines usines jusqu'à 30 000 F par an pour ne rien produirex cix. Le comptoir de Longwy a lui aussi utilisé ce moyen pour restreindre la production. En 1887, la capacité productive de l'ensemble des usines du comptoir était utilisée à 37,5 %.
Ainsi que nous l'avons montré les surprofits créés par une restriction de la production et donc en fin de compte du travail social affecté à la production d'un type de marchandises, ne sont pas de même nature que les surprofits fortuits et différentiels. Il s'agit ici d'autre chose que d'écarts entre prix de marché et prix de production de marché (surprofit fortuit) ou de différences entre le prix de production de marché et prix de production individuel (surprofit différentiel).
En effet, pour pouvoir envisager de tels écarts, il faudrait que deux prix différents coexistent de façon à ce que deux niveaux puissent être comparésc.
C'est effectivement le cas lorsque l'on parle des fluctuations du prix de marché (donnée observable, pouvant être l'objet d'un relevé à un moment donné, en un lieu précis et pour une espèce déterminée de marchandises) autour de la valeur de marché ou du prix de production de marché (elle aussi observable). Ces deux concepts ont une existence concrète autonome et repérable, le premier de façon ponctuelle et le second en tant que moyenne. Mais il ne peut plus en être de même lorsque la production d'une catégorie de marchandises ne correspond plus au besoin social (tout en pouvant être, comme nous l'avons vu, égale à la demande solvable).
Dans ce cas il devient impossible de définir un écart entre le prix de production de marché dans sa « première détermination » et le prix de production de marché dans sa « seconde détermination » Ceci devient très net lorsque le mouvement de monopolisation est arrivé à son terme et qu'un type de marchandises n'est produit et écoulé que par un seul capital.
Dans ce cas, il serait irréaliste d'imaginer que le prix de marché peut autour du prix de production de marché car le prix de production individuel de monopole est immédiatement imposé en tant que valeur sociale de monopole.
Une telle situation n'est évidemment possible que lorsque le capitalisme a atteint un stade de monopole avancé. La terminologie doit être précisée en conséquence. Le prix de production individuel imposé à l'ensemble de la société en tant que prix de production de marché par le capital unique qui monopolise la production d'un type particulier de marchandises, peut incorporer un surprofit absolu et devient dès lors un prix de production de monopoles.

Examinons, pour conclure, cette forme prix que pour la commodité nous nommerons plus simplement prix de monopoles.

4 – CONCLUSION : LA FORME PRIX AU STADE DES MONOPOLES

Dans le cadre de l'analyse marxiste du début du XXe siècle, le stade des monopoles était assimilé à l'impérialismeci. Il est actuellement analysé [en 1982] à l'aide des concepts de valorisation-dévalorisation du capitalcii. Une partie du capital social, principalement celui des petits capitalistes et le capital public, ne peut prétendre au taux de profit moyen tandis que le capital monopoliste s'approprie des surprofits, en raison de sa domination du prolétariat, des couches non monopolistes de la société, de son emprise sur l'appareil d’État et de l'exploitation des pays dépendants. Les prix de monopoles pratiqués sont très élevés et possèdent une tendance à la hausse ainsi qu'une grande rigidité à la baisseciii. De tels prix de monopoles ont souvent été décrits comme des prix de vente supérieurs à la valeur des marchandisesciv. Une telle approche ne nous semble que partiellement exacte car elle ne tient pas suffisamment compte des concepts fondamentaux de valeur de marché et de prix de production de marché que nous avons développés.

Après l'analyse détaillée des formes de surprofits que nous avons exposée nous pouvons proposer une définition plus précise du concept de prix de monopoles

Dans le cadre du mode de production capitaliste le prix de production prend la place de la valeur de marché. C'est donc par rapport à ce concept que doit être défini le prix de monopoles. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées.
Dans les branches à basse composition organique (c'est rappelons-le l'hypothèse retenue par MARX dans son étude de la rente foncière) la valeur de marché est supérieure au prix de production.

Deux cas sont à considérer :

- Le prix de monopole est inclus dans l'intervalle borné inférieurement par le prix de production et supérieurement par la valeur de marché.
Par exemple, dans l'agriculture, lorsqu'existent des rentes absolues, note MARX, « les produits agricoles seraient toujours vendus à un prix de monopole, non pas parce que leur prix serait supérieur (à leur valeur) mais parce qu'il serait égal ou inférieur à leur valeur, tout en étant supérieur à leur prix de production »cv. Dans ce cas, les secteurs monopolisés sont simplement retirés du processus d'égalisation des taux de profit en un taux moyen et la plus-value qui fonde le surprofit est extraite dans le procès de production interne à ce secteur. Mais ce retrait peut être partiel : « Tant que la rente - souligne MARX - n'égaliserait pas l'excédent de la valeur des produits agricoles sur leur prix de production, il y aurait toujours une fraction de cet excédent qui participerait à la péréquation générale et à la répartition proportionnelle de toute la plus-value entre les différents capitaux individuels. Dès que la rente égalerait l'excédent de la valeur sur le prix de production toute la plus-value dépassant le profit moyen serait soustraite à cette péréquation »cvi.
Ce cas ne pose pas de problème théorique particulier. Il n'en est pas de même du cas suivant.

- le prix de monopole est supérieur au prix de production et à la valeur de marché.
Comme a pu le souligner J.H. JACOT « une différence essentielle doit être relevée entre les monopoles agricoles et miniers analysés par MARX, d'une part, et les monopoles financiers et industriels qui se sont développés depuis lors, d'autre part. Les premiers ont en général, une composition organique inférieure à la moyenne ; les seconds au contraire, une composition organique supérieure à la moyenne »cvii.
Dans le cas général des monopoles industriels, la valeur de marché est inférieure au prix de production, un seul cas est possible : le prix de monopole est supérieur est à la fois au prix de production et à la valeur de marché.
Non seulement, comme l'envisage Marx, « ces entreprises où le capital constant est immense par rapport au capital variable, n'interviennent pas nécessairement dans l'égalisation du taux général de profit » cviii, mais des transferts additionnels de plus-value sont nécessaires.
Le secteur monopolisé qui bénéficie déjà de transferts de plus-value par le processus de transformation des valeurs en prix de production, si elle fonctionne, doit aussi recevoir de la plus-value additionnelle. Les mécanismes de ces transferts ne sont pas aussi simples que ceux qui résultent de la péréquation de la plus-value.
Pour les mettre en œuvre les monopoles feront rapidement appel à l'action coercitive de l'État.
Ce fut le cas, par exemple, en France lors de la constitution des compagnies de chemin de fer dont l'histoire, depuis les premiers prêts de 4 millions de francs à 4 % à la Compagnie des chemins de fer de Paris, en 1938, jusqu'à leur nationalisation, est celle d'une intervention constante de l’État dans l'intérêt du capital privé sous les formes les plus diverses (prêts, prolongations de concessions, garanties d'intérêt et d'amortissement, subventions, fusions sur l'initiative de l’État, conventions, etc.).
Terminons en soulignant que cette approche du prix de monopoles rejoint la deuxième définition proposée par MARX dans un passage du livre III du Capital souvent cité mais incomplètement dans lequel non pas une mais deux définitions du prix de monopoles sont proposées. Tout d'abord : « Quand nous parlons de prix de monopole - note-il - nous entendons par là un prix uniquement déterminé du prix général de production, de la valeur des produits. Le vin d'un vignoble d'une qualité exceptionnelle, mais dont la quantité est relativement restreinte, se paie à un prix de monopole ».cix. Telle est la première définition proposée, la seule reproduite par la plupart des commentateurs cx.

Mais ensuite et seulement quelques lignes plus loin dans le même passage, MARX donne une deuxième définition à partir d'un exemple emprunté à nouveau à l'agriculture : « la rente créerait le prix de monopole, si les céréales étaient non seulement vendues au-dessus de leur prix de production, mais au-dessus de leur valeur par suite de l'obstacle que la propriété foncière oppose à l'investissement de capitaux dans un terrain non cultivé sans que cela lui rapporte de la rente »cxi. Cette définition, dans son essence est à rapprocher de celle que nous avons proposée pour les prix de monopoles dans les secteurs industriels dans lesquels la production est restreinte en raison de l'obstacle que constitue bien souvent le monopole de l'investissement que détient le capital financier. Il s'agit désormais d'agir - non plus sur la production - mais sur les capacités de production et donc sur le prix de production de marché.

 


 

Notes

i Le lecteur pourra utilement consulter Jean BOUVIER : « Capital bancaire, capital industriel et capital financier dans la croissance française au XIXe siècle », La Pensée, décembre 1974, pour une approche historique de la notion de groupe.
ii Lettres sur le Capital, Paris, E.S., 1972, pp. 209 et 213.
iii BOCCARRA (P) Introduction à l'édition de poche du "Capital" de K. MARX
E.S. Paris, 1976.
iv Sur la notion de production marchande, cf. S.de BRUNHOFF, La politique monétaire, PUF, Paris, 1973, p. 51.
v Sur la notion de « marchandise-capital » cf. MARX, « Chapitre inédit ». Chapitre VI du Livre I du Capital, UGE, col. 10/18, p. 76 et s.
vi Le Capital, livre III, tome I, p. 196
vii idem pp. 196 à 200
viii idem p. 196
ix Ceci ne doit pas nous faire oublier que la détermination de la valeur individuelle d'une marchandise dépend aussi de la relation qui existe entre le producteur individuel et la société. En effet, la substance de la valeur est le travail abstrait dont la définition n'est pas concevable indépendamment de la reconnaissance par la société d'un travail individuel particulier en tant que fraction du travail social.
x MARX, Le Capital, Livre III, tome I, p. 194.
xi idem, p. 198.
xii idem, pp.198-199.
xiii idem, p. 200.
xiv idem, p. 197.
xv idem, p. 200.
xvi idem, tome III, p. 28.
xvii idem, p. 27.
xviiiidem, p. 27.
xix idem, p. 28.
xx idem, p. 28.
xxi idem, p. 28.
xxii idem, tome I,page 203.
xxiiiidem, p. 201.
xxividem, p. 202,
xxv idem, p. 201.
xxvi Par exemple dans le passage de la page 201, livre III, tome I, que
nous avons commenté.
xxviiCette proposition ne nous semble pas fausse mais elle semble
incomplète car on ne peut pas isoler la détermination du prix de marché par l'offre et la demande de la détermination réciproque de l'offre et de la demande par le prix de marché et en dernière instance par la valeur de marché (cf. Le Capital, livre III, tome I, p. 206).
xxviiiDictionnaire économique et social, CERM, 1975. xxix Le Capital, Livre III, tome I, p. 206.
xxx idem, p. 204.
xxxiidem, p. 204
xxxii J.H. JACOT, « Substance. grandeur et forme de la valeur dans le Capital », Cahier A.E.H. n° 4, p. 56.
xxxiii idem, p. 57,nous avons ajouté ce qui est entre crochets.
xxxiv cf. Le Capital, Livre III, tome I, p. 201.
xxxv 3 5 . Nous faisons ici abstraction du volume requis pour satisfaire
pleinement le besoin social et donc des écarts théoriques possibles entre ce volume et la demande, celle-ci étant dissociée de la demande “normale”.
xxxvi Le Capital, livre III, tome I, p. 204. xxxvii Le Capital, livre III, tome I, p. 207.
xxxviiiidem, p. 195.
xxxixidem, p. 196.
xlC'est-à-dire indépendamment du rapport vendeurs-acheteurs.
xli Le Capital, Livre III, tome I, p. 196.
xliiidem, p. 210.
xliii idem, Livre III, tome II, p. 23-24.
xliv idem, tome I, p. 194.
xlv Ce concept est introduit par MARX dans le livre III du Capital,
tome III, pour expliquer le surprofit différentiel. En aucun cas, le
prix de production individuel n'intervient dans la détermination du
prix de production de marché.
xlvi MARX, Le Capital, Livre III, tome I, p. 213.
xlviiidem, tome III, p. 34.
xlviii cf. Livre III, tome III, chapitre 38 et Capital, Livre III, tome I,
en particulier les pp. 37-38.
xlix idem p. 64.
l cf. BABLED, H. Les syndicats de producteurs et détenteurs de
marchandises. Paris (Thèse), 1892, p. 87 et s.
li cf DOLLEANS, L'accaparement, Paris, Larose, 1902, p. 203 et s.
lii LAUR, F., L'accaparement, Paris, 1905, tome I, p. 127 et s.
liii Nous avons réalisé cette étude dans notre thèse de troisième cycle.
liv DE ROUSIERS (Les industries monopolisées aux États-Unis, Paris, Colin,
1891, chapitre VIII) rend compte du pool des clous étirés (wire-nails) mis en place par PARKS en 1895 aux États-Unis. En accaparant la totalité des stocks de clous puis en acquérant l'exclusivité sur les machines qui les fabriquaient, le pool a pu s'approprier pendant quelques mois des profits exceptionnels. Mais après la dissolution du pool qui n'avait pas pu assembler les moyens financiers nécessaires pour enrayer la chute des prix, le résultat financier fut fort discuté !
lv BABLED, op. cité, p. 83.
lvi BROUILHET, « La concentration industrielle à la fin du XIXe siècle.
Les kartells et les trusts ». Le mouvement économique et social dans
la région lyonnaise, 1903.
lvii MARX, Le Capital, Livre III, tome I, p. 194.
lviii J. BACKMAN, The Economics Chemical of Industry, Manufacturing
chemist's Association, Washington, 1970, p. 215.
lix cf. MARX, Le Capital, livre I, tome II, chapitre XII, p. 11. lx idem, livre III, tome III, p. 51 (Les phénomènes liés à la
diversification des produits et des prix ne sont pas abordés ici). lxi idem. p. 35.
lxii idem, p. 35.
lxiii idem, p. 36.
lxiv idem, p. 37.
lxv idem, p. 37.
lxvi idem, pp. 38-39.
lxvii FOURASTIE, par exemple considère le "progrès technique" comme le
fruit du hasard. L'amélioration du travail humain qui peut en résulter
devient contingente, aléatoire et son évolution « fondamentalement
imprévisible », cf. Le grand espoir du XXIe siècle, coll. Idées
Gallimard, 1963, p. 68.
lxviii MARX, Le Capital, Livre III, tome III, p. 25. lxix cf. idem, livre I, tome II, chapitre XII.
lxx cf.idem, p. 89.
lxxi idem, livre III, tome I, p.276.
lxxii idem, livre I, tome II, p. 89 lxxiiiLarousse commercial, Édition 1930. lxxiv F. LAUR, op. cité, t I, p. 179. lxxvSAINT-GERMES, op. cité, p. 49.
lxxvi F.LAUR , op. cité, p. 181.
lxxvii Sur l'analyse du capitalisme de monopoles en tant que stade du
capitalisme voir BOCCARA, Études sur le CME, sa crise et son issue,
E.S., 1974.
lxxviii cf. notre thèse de troisième cycle, p. 125 et s.
lxxixidem, p. 119 et S.
lxxx F. LAUR, op. cité, t. I, p. 182-183.
lxxxi cf. J.H. JACOT, "Le capital financier comme formes(s) du capital",
Issues, n° 3, juin 1979. MARX, Le Capital, livre II. tome I, première
section : les métamorphoses du capital et leur cycle.
lxxxii RICARDO, Principes de l'économie politique de l'impôt, Flammarion,
p. 59 et s.
lxxxiii MARX, Le Capital, Livre III, p. 141 et p. 142.
lxxxividem, p. 141.
lxxxvidem. tome I, p. 13.
lxxxviidem, tome III, p. 139-140.
lxxxviiidem, tome III, p. 139-140.
lxxxviiiidem, p. 344.
lxxxixidem, p. 144.
xc idem, p. 145.
xci idem, p. 145.
xcii Dans son Traité d'économie marxiste (collection 10/18, 1976, UCB,
Paris, p. 1 9 9 ) E. MANDEL cite un industriel britannique qui, à l'occasion de la formation du cartel du rail affirmait « Le prix fut en Angleterre : fixé à un niveau très proche du prix de revient des entreprises les moins favorisées (...) et les diverses usines reçoivent d'après des quotes-parts l'évolution de leur capacité de production ».
xciii S. LATOUCHE, « Transfert de plus-value et rationalité économique », Cahier A.E.H. n° 3.
xciv BEYSSADE, Les unions d'entrepreneurs (coalitions entre industriels), Bordeaux, thèse, 1897, p. 32.
xcv 95.idem p. 39.
xcviMARX, Le Capital,
xcviiCette proposition nous semble vraie indépendamment des problèmes de
conversion du travail complexe en travail simple et d'intensité du travail. Une heure de travail complexe incorporant simplement plus de valeur qu'une heure de travail simple. De même si l'intensité du travail est nettement supérieure à la normale, une heure de travail incorpore une quantité supérieure de valeur que la même durée d'un travail normal.
xcviiiBABLED, op.cité, p. 46.
xcixidem p. 46.
c Nous excluons donc toute comparaison entre une valeur qui serait
abstraite et un prix qui lui serait concret, problématique idéaliste
s'il en est !
ci LENINE, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917, réédition
E.S.
cii BOCCARA, op. cité.
ciii cf. par exemple, BARAN et SWEEZY, Le capitalisme monopoliste, Maspéro,
p. 71.
civ cf. Traité Marxiste d' Economie Politique, E.S., I971 (notamment t. I,
p. 422 et s.) et aussi L'économie politique du capitalisme, Ed. de
Progrès, Moscou.
cv MARX, Le Capital, livre III,tome III, p. 146.
cvi idem, p. 146.
cvii article cité, Cahier A.E.H., n° 4.
cviii MARX, Le Capital, livre III, tome II, p. 103.
cix MARX, Le livre III, tome III, p. 158.
cx cf. par exemple GUTELMAN M., Structures et Capital, réformes agraires,
Paris, Maspéro (petite collection), 1974, p. 104. cxi MARX, Le Capital, livre III, tome III., p. 158.

Mise à jour le Lundi, 08 Juin 2020 08:47
 

Ajouter un Commentaire


Code de sécurité
Rafraîchir